Quand les think tanks s’interrogent sur la « disparition » du travail
Plusieurs think tanks ont débattu sur le thème du travail, question centrale à l’approche de l’élection présidentielle, à l’occasion de l’événement « Les voix de l’Eco », organisé par le Cercle des Économistes et Le Monde, mercredi 18 janvier. Parmi les enjeux forts du débat, la survie du travail face aux nouvelles technologies. Depuis deux siècles et demi, les économistes s’interrogent pour savoir si la technologie détruit l’emploi. Or l’histoire montre qu’après une transition difficile, il y aura certainement des créations d’emplois. Compte rendu.
Philippe Escande, journaliste au Monde et animateur de la table ronde, a rappelé qu’il y a une réelle angoisse vis-à-vis de la survie du travail à travers deux exemples.
- A Davos, lors d’un grand débat sur la finance, David Rubenstein a démontré le tsunami qui déferle sur le secteur bancaire et les emplois qui y disparaissent ;
- A Seattle, le siège d’Amazon a implanté une épicerie ouverte à ses salariés et dont la spécificité est qu’il n’y a pas de caissière.
Partant de ces deux exemples, quelles sont les conséquences des nouvelles technologies sur l’évolution du marché du travail ?
Emmanuelle Barbara, de GénérationLibre, a montré deux tendances issues des très nombreuses publications sur le sujet de la destruction de l’emploi. D’abord, tout le monde acte la raréfaction du travail à cause des nouvelles technologies et tout le monde prédit le nombre d’emplois qui va disparaitre. Celle qui se définit comme une « usagère du code du travail » donne sa vision des choses : en France, l’emploi est synonyme de CDI. Le contrat de travail a été un outil merveilleux à la suite de la guerre où la population active était simple à distinguer : d’un côté les salariés, de l’autre les artisans, les agriculteurs… Toutefois, la financiarisation, l’automatisation, la mondialisation ont érodé cette promesse sociale qu’est le CDI. Les politiques publiques successives ont tenté de le restaurer par des lois « rustine », mais ils se sont heurtés aux changements introduits par le travail en réseau, horizontal et au management innovant, autonome et agile.
Il y a ainsi une inadéquation entre l’économie numérique et l’organisation de l’entreprise. Nous sommes dans une transition.
L’une des solutions souvent proposées est de modifier le Code du travail, ce qui serait selon elle impossible. En revanche, il est possible de réécrire de nouvelles lois, à la manière de tweets, simples et efficaces, qu’il faudrait insérer dans un nouveau support : un « nouveau code du travail ». « Ce nouveau code du travail permettrait par exemple de faire une place à ce personnage nouveau qui déstabilise le monde du travail : le travailleur indépendant type Uber ».
Emmanuelle Barbara ajoute à cela deux observations :
- Avant d’effectuer des modifications, il faut définir ce qu’est le travail ? Le covoiturage est-il du travail ? Ecrire un article sur Wikipédia est-il un travail ?
- Faut-il monnayer le travail gratuit. Dans ce cas, il faudrait revoir les circuits de revenu et des circuits de production.
Marc Deluzet, de la Fondation Jean-Jaurès ne pense pas non plus que le travail va disparaitre, et de la même façon qu’Emmanuel Barbara, il pense qu’il est essentiel de distinguer travail et emploi.
Ce n’est pas la technologie seule qui transforme, il y a aussi des évolutions sociétales : la féminisation, le climat, les enfants rois qui développent de l’individualisme, la consommation de masse… Il est important que nous nous rendions compte que nous sortons d’une période de fordisme avec des grandes organisations et des procédures dans lequel l’individu s’est vu dépossédé de son travail, pour rentrer dans une période de consommation de masse où il est demandé aux salariés d’être plus engagé professionnellement. Il en résulte donc un conflit entre procédures et appel à l’engagement qui selon lui créer la souffrance au travail.
Un choix s’impose : soit les entreprises privilégient une dimension humaine importante où les salariés sont créatifs, innovent, discutent ou on revient au taylorisme. De ce choix résultera ou non la création d’emploi.
Vincent Charlet, de La Fabrique de l’industrie, a quant à lui voulu dédramatiser la situation. Il est urgent de « désangoisser » la fin du travail, prédite depuis des siècles mais jamais actée. Certes, affirme-t-il, nous avons des bouffées d’angoisse lorsque nous entendons les quelques chiffres qui tournent en boucle mais pourquoi ? Non seulement nous ne savons pas si c’est la fin du travail, mais ce n’est même pas l’objet principal du débat, selon lui. Le sujet plus silencieux et plus urgent est celui de la transformation du travail.
Le travail, le contenu des équipes, la circulation de l’information, le partage de l’expertise sont transformés chaque jour par des nouvelles technologies et à cela qu’il faut trouver des solutions. L’enjeu est de réussir à se concentrer sur des sujets moins nouveaux en apparence : faire monter les salariés en compétence, miser sur la formation initiale… Sinon, nous risquons de polariser encore plus le travail.
C’est également l’avis d’Erell Thevenon-Poullennec, de l’Institut de l’Entreprise, qui a rappelé que la loi physique énoncée par Lavoisier (« Rien ne se perd, tout se transforme ») s’applique au travail. Ce sont les métiers et les relations des individus au travail qui se transforment sous l’effet des nouvelles technologies.
- Les grandes enseignes remplacent les caissières par des machines et replacent les caissières vers des métiers à plus forte valeur ajoutée ;
- Il arrive également que l’entreprise, dans le cadre de la relation avec ses clients, fasse le choix de l’humain et décide de préserver des emplois au dépend des nouvelles technologies ;
- Que certains métiers disparaissent n’est pas forcément une mauvaise chose, c’est aussi un réservoir d’efficience. Dans la fonction publique par exemple, les métiers administratifs pourraient être automatisés pour affecter les agents à d’autres missions.
Gilles de Margerie, des Gracques, a montré que certaines tâches sont en effet automatisables. Le métier de taxi pourrait disparaitre car ses tâches (conduire une voiture et choisir un itinéraire) sont automatisables. Mais le métier de livreur ne le pourra pas, car même si le véhicule se conduit seul, son métier demande d’autres tâches qui ne sont pas automatisables (parler au gardien, sonner à la porte…).
Toutes les études sur le sujet de la destruction des emplois, qui déclenchent souvent un vent de panique, disent qu’il existe « quelque part » des technologies qui pourraient automatiser les tâches existantes mais en vérité, la seule chose dont elles nous parlent est la frontière technologique. Nous sommes certes dans une situation où les activités vont se transformer, mais il n’y a aucune raison de dire que les effets globaux sur l’emploi seront aussi importants que ceux qui nous sont prédit.
A la lumière de ces débats, on se rend compte que parler des « emplois qui vont disparaitre » occulte la question fondamentale de la formation et des transitions professionnelles. Non, le travail ne va pas disparaitre, il va simplement revêtir de nouvelles formes grâce aux évolutions technologiques et aux bouleversements sociétaux. Toute la question est de savoir comme le monde du travail va tirer profit de ces changements.
> Retrouvez les tribunes des intervenants sur le site du Monde
> A lire également sur le site de la Fondation Travailler autrement : Rapport : « Technology, jobs, and the future of work » (McKinsey Global Institute)