La création d’entreprise chez les étudiants : un projet aux motivations multiples ? (Claire Bonnard & Jean-François Giret, 2017)
L’injonction à devenir maître de sa propre trajectoire professionnelle, résonnant dans un contexte de crise de l’emploi assortie d’un culte voué à l’autonomisation et la responsabilisation des parcours, semble se destiner à toutes les populations de travailleurs. De son côté, la catégorie des étudiants, en qualité de force de travail en devenir, n’en fait résolument pas l’économie. Dans ce contexte, l’entrepreneuriat est encensé dans les discours comme une solution face à la précarisation du marché de l’emploi salarié et la hausse du chômage. Auprès des jeunes, la création d’entreprise est soutenue par un discours prônant la guidance autonome en vue d’une carrière attrayante, les galvanisant à travers l’image des futurs « moteurs de l’économie ». Pourtant, l’accès à l’indépendance reste particulièrement discret chez la jeunesse française, et les intentions entrepreneuriales se montrent plutôt faibles si on les compare avec les ambitions d’étudiants issus d’autres pays.
Alors que dans les universités françaises la construction du projet professionnel de l’étudiant constitue une démarche d’accompagnement à part entière, la place (ou l’absence ?) de la création d’entreprise comme projet interroge. Puisque, pendant leur scolarité, la plupart des jeunes sont imprégnés du bain salarial (dont la caractéristique principale réside dans une relation de subordination employeur / employé), l’entrepreneuriat est-il envisagé à l’instar de tout autre projet professionnel ?
Claire Bonnard (Maîtresse de conférence en économie, université de Lille 1) et Jean-François Giret (Professeur en sciences de l’éducation, université Bourgogne/Franche Comté) ont souhaité comprendre l’émergence et le sens des projets entrepreneuriaux chez les étudiants. Pour ce faire, ils ont réalisé une enquête quantitative sur un échantillon de 2125 étudiants de l’université de Bourgogne. Cette étude questionnait tant les représentations des jeunes face à leur avenir (rapport aux études, croyance envers l’efficacité du modèle formation / emploi, ambitions financières, niveau d’études anticipé, etc.) que des variables sociodémographiques et contextuelles (genre, contexte familial, activités politiques et associatives, situation d’étudiant salarié, etc.). Le but des chercheurs consistait à faire émerger, à partir des caractéristiques des étudiants ayant répondu au questionnaire, une typologie des jeunes qui cultivent, plus ou moins volontairement, l’idée d’un projet entrepreneurial.
Les résultats de l’étude mettent en évidence qu’un étudiant sur 5 envisage de créer sa propre entreprise dans les 3 ans succédant la fin de leurs études. Tout d’abord, les chercheurs montrent que les données recueillies sont concordantes avec la littérature classique portant sur l’entrepreneuriat (goût du risque, contexte familial –présence d’indépendants– optimisme, etc.). Ils montrent, en plus, que l’engagement dans des activités politiques ou associatives durant les études est en lien avec la construction d’un projet de création. Ensuite, le fruit d’une analyse statistique plus complexe (analyse de correspondantes multiples –ACM) a permis aux auteurs de différencier 3 types de projets entrepreneuriaux chez les étudiants. L’entrepreneuriat se donne à voir différemment en fonction de plusieurs facteurs (classés de manière croissante en fonction de la répartition des étudiants dans le cadre de l’enquête) :
- « L’entrepreneuriat comme projet professionnel », envisagé par des étudiants ayant une intention de création bien précise, dont le contenu est directement en lien avec leurs études. Plutôt optimistes vis-à-vis de leur insertion professionnelle, ils projettent un haut niveau de rémunération du fait de leur activité indépendante. Par ailleurs, ces jeunes bénéficient de l’approbation de leur entourage familial. Ce profil concorde avec l’idéaltype de l’entrepreneur français. D’un niveau Master et au-delà, les jeunes s’inscrivant dans ce profil étudient dans les filières des sciences de la santé, débouchant bien souvent sur des carrières libérales.
- « L’entrepreneuriat comme projet par défaut », construit par des étudiants plutôt pessimistes face à la probabilité d’accéder à un emploi salarié au sortir de la validation de leur diplôme. Ces jeunes présentent un rapport plus distancié à l’égard de leurs études (le diplôme n’étant pas pressenti comme une garantie de réussite sur le marché de l’emploi) et cultivent moins d’intérêt à l’égard de leurs cours. Si l’approbation familiale n’est pas déterminante dans ce profil, les étudiants en question apparaissent comme plus indépendants et autonomes. En général, ils ne vivent plus chez leurs parents et travaillent en complément de leurs études (ils expriment une insatisfaction à l’égard de leurs ressources financières, ce qui laisse entrevoir un sentiment de précarité). Les filières de la santé et les parcours en IUT sont moins concernés.
- « L’entrepreneuriat comme stratégie », type de projet le plus courant chez la population de l’enquête, est mobilisé par des étudiants qui déclarent une certaine inquiétude à l’égard de leur avenir professionnel. La création d’entreprise est perçue comme une modalité d’insertion parmi d’autres sur le marché du travail : leur but est de « ne se fermer aucune porte», de rester attentifs aux mouvances de leur environnement. L’entrepreneuriat est alors mobilisé de manière stratégique dans l’objectif de contourner les difficultés d’insertion dans leur vie professionnelle. De leur côté, ils considèrent leur formation comme une clé d’entrée sur le marché de l’emploi et leur futur diplôme comme catalyseur de réussite. Cette catégorie concerne surtout les femmes et les étudiants en IUT.
En révélant l’hétérogénéité des intentions entrepreneuriales chez les étudiants, l’analyse des auteurs encourage à penser finement les dispositifs d’éducation à l’entrepreneuriat, comme les politiques publiques promouvant la création d’entreprise, dans leur cohérence ainsi que dans leur évaluation, en tenant compte de la variabilité des contextes socio-économiques et culturels.
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> Egalement à lire sur le site de la Fondation Travailler autrement, Guider les jeunes vers l’emploi, c’est possible ! et Une jeunesse hétérogène face à l’avenir du travail