Penser autrement l’entreprise pour penser autrement le travail
Un ouvrage récent (Solidarité et organisation : penser une autre gestion, de Philippe EYNAUD et Genauto Carvalho DE FRANCA FILHO, chez Erès) pose un regard à la fois critique et plein de possibilités sur le fonctionnement des entreprises. Il fait écho à un autre traité, plus ancien (Refonder l’entreprise, de Blanche SEGRESTIN et Armand HATCHUEL, au Seuil), pour pointer les limites du modèle de gestion des entreprises privées, et les conséquences délétères que cela a tant sur le travail que sur la société et l’environnement.
L’ouvrage de Philippe EYNAUD et Genauto Carvalho DE FRANCA FILHO, publié en 2019, est d’une grande rigueur et d’une impressionnante envergure.
Leur première partie, théorique, dresse tout d’abord un panorama exhaustif de ce qu’est « la solidarité ». La question n’est en effet pas si simple et nécessite de mobiliser quelques millénaires de philosophie, et d’autres humanités, pour éclairer les enjeux de ce terme. Une fois ce travail liminaire effectué, la partie théorique entre dans le cœur du sujet du livre : quel(s) lien(s) entre solidarité et entreprises ? Comment les entreprises (ou autres organisations) peuvent-elles, ou pas, répondre aux différentes définitions identifiées de la solidarité ? De cette confrontation émerge un constat critique, sur les enjeux de solidarité de notre époque et nos sociétés, auxquels les entreprises ne répondent clairement pas alors qu’elles le pourraient. C’est toute la question de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises qui est là reformulée.
La suite de l’ouvrage, pas l’analyse détaillée d’organisations alternatives davantage capables de gérer les communs, le « bien-vivre » ou la solidarité, dans des pays différents aux situations économiques différentes, démontre toujours avec la même rigueur qu’il est possible d’avoir d’autres organisations, plus respectueuses et plus solidaires.
Ce livre fait écho au traité « Refonder l’entreprise », publié en 2012 par Blanche SEGRESTIN et Armand HATCHUEL. Les deux chercheurs analysaient en détail dans cet ouvrage les dysfonctionnements de la gestion des entreprises, avec un regard strictement juridique. Leur angle d’analyse se concentrait sur le triangle actionnaires / Conseil d’administration / Président Directeur Général, et montrait d’une manière implacable comment la financiarisation de l’économie et le dévoiement de ce triangle au profit des seuls actionnaires conduisait à des décisions de gestion paradoxalement néfastes pour les entreprises, pouvant même aller jusqu’à hypothéquer leur survie à long terme – et en répercussion particulièrement néfastes pour les salariés y compris à court terme.
Ils proposaient suite à leur démonstration de nouveaux modes de gouvernance, plus aptes à intégrer à la prise de décision l’ensemble des parties prenantes et des enjeux de long terme de l’organisation.
La lecture de ces deux livres, l’un récent et l’autre moins, est donc particulièrement éclairante. Si le constat qu’ils dressent est déprimant, ils rappellent aussi qu’il existe des solutions. Ce sont donc des choix politiques avant tout, qui doivent être portés au sein de chaque entreprise tout comme dans l’ensemble de la société. Ils rappellent aussi surtout qu’on ne saurait distinguer le fait de travailler ensemble de celui de vivre ensemble.
La citation
« Face à ces périls menaçants, une seule et même solution […] peut cependant être convoquée : la solidarité. La défense d’une solidarité entre les hommes et la nature (entendue comme l’ensemble des êtres vivants : animaux et végétaux) est en effet le moyen le plus direct de répondre aux défis du changement climatique et de la perte de la biodiversité. Le développement d’une solidarité entre les hommes eux-mêmes est aussi une réponde pérenne aux inégalités qui les divisent. Mais si l’énoncé de la réponse est facile, sa mise en œuvre est particulièrement ardue. Elle se confronte à de nombreux obstacles, parmi lesquels – et non le moindre – le déficit de réflexion sur les concepts mobilisables pour organiser cette solidarité au plus près des acteurs et de leur activité économique. Il y a en effet un paradoxe à souligner d’emblée : la solidarité n’a jamais été aussi nécessaire à mettre en œuvre sur les plans national et international, et la réflexion à son propos n’a jamais été aussi éludée, méconnue, quand ce n’est pas discréditée. »
A propos des auteurs
Genauto Carvalho de França Filho est professeur en sciences de gestion à l’université fédérale de Bahia (Brésil).
Philippe Eynaud est professeur en sciences de gestion à l’IAE de Paris (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et membre du laboratoire de recherche GREGOR. Il est l’un des coauteurs de La gestion des associations (érès, 2016).
Blanche Segrestin est professeur à Mines ParisTech. Elle a notamment publié Innovation et Coopération interentreprises. Comment gérer les partenariats d’exploration ? (CNRS Éditions, 2006) et coordonné le numéro spécial « Quelles normes pour l’entreprise ? » (Entreprises et Histoire, n° 57, 2009).
Armand Hatchuel est professeur à Mines ParisTech, directeur adjoint du Centre de gestion scientifique et membre de l’Académie des technologies. Il est co-auteur de L’Expert et le Système (Economica, 1992), Les Processus d’innovation (Hermès, 2006), Les Nouvelles Fondations des sciences de gestion (Vuibert, 2008) et L’Activité marchande sans le marché (Presses de l’École des Mines, 2010).
> Pour en savoir plus, la fiche du livre
> Egalement à lire sur le site de la Fondation Travailler autrement, À quoi ressemblera le travail en 2030 ?