Le Covid-19 sonnera-t-il le glas du travail tel que nous le connaissons ?
Pas une semaine ne se passe sans que les médias ne prédisent la disparition des open spaces : « Covid-19 : l’open space va-t-il (enfin) disparaître ? » (Usbek et Rica, le 7 mai) ; « Haro sur les open spaces, ruée sur le plexiglas… le bureau à l’heure du Covid-19 » (Le Monde, le 1er mai) ; « Voici pourquoi le Covid-10 va tuer les open spaces » (le JDD, le 27 avril). Faut-il en conclure que la crise sanitaire sera l’occasion d’éliminer définitivement ces espaces de travail décriés depuis fort longtemps ? Par Emmanuelle Léon, Professeur asssocié, Directrice scientifique de la Chaire Reinventing Work, ESCP Business School
Or, la véritable interrogation semble être d’un autre ordre. La question n’est pas de savoir si l’open space va survivre ou disparaître : la question est de savoir si cette crise va nous donner – ou pas – une occasion unique de réinterroger notre rapport à l’espace et au temps de travail, de repenser nos organisations et nos manières de travailler.
Nous pouvons identifier cinq transformations essentielles dans notre rapport à l’espace, au travail et au management.
La présence remise en question
D’une certaine manière, la crise du Covid-19 aura fait évoluer les référentiels dans nombre d’entreprises. Le monde industriel, dont l’entité emblématique est l’usine, s’est construit sur le respect du temps passé dans un lieu. Unité de temps, unité de lieu et unité d’action (la chaîne de montage) sont restées pour beaucoup les référentiels du « travail ». Ceci explique en partie les réticences à adopter le télétravail car, si un salarié échappe au temps et au lieu, il échappe, peu ou prou, à la discipline salariale.
Les chercheurs Kimberly Elsbach et Daniel Cable démontrent que la présence physique au travail est encore assimilée à de la fiabilité, et que la présence au-delà des heures de travail est perçue comme un signe d’engagement. Il est grand temps de distinguer présence et travail ! Le fait d’être à distance n’aura pas empêché nombre de salariés d’être productifs. Et tout un chacun sait que le fait d’être physiquement au bureau n’est pas toujours synonyme de travail et d’efficacité…
Mike Dotta/Shutterstock
La crise aura été, de ce point de vue là, un formidable accélérateur de la transformation vers le monde post-industriel, où les référentiels de temps et d’espace de travail sont à réinventer.
Un télétravail décomplexé
Nous venons de vivre une période étrange, où nous sommes tous devenus, en l’espace de 24h, des télétravailleurs à temps complet. Peut-on vraiment parler de télétravail d’ailleurs ? Il me semble qu’il s’agit davantage de la poursuite de l’activité à distance, car on est bien loin de projets de télétravail prévus, organisés et pilotés !
Pour autant, au fil des semaines, chacun a trouvé des ressources pour travailler à distance. Bien évidemment, être éloigné à temps complet de son lieu de travail, de sa hiérarchie et de ses collègues n’est pas bénéfique à long terme et les recherches sur le télétravail prônent de limiter ce dernier à deux ou trois jours semaine, pour éviter les risques d’isolement et maintenir la cohésion au sein des équipes.
Il n’empêche que c’est sous la contrainte que s’opèrent le plus rapidement des changements aussi fondamentaux. Réaliser un véritable retour d’expérience sur ce travail à distance imposé, subi, à temps complet, est une belle opportunité pour construire les fondations d’un télétravail efficace à l’avenir.
Une mise à distance du management
Le travail à distance a eu pour corollaire le développement du management à distance. Longtemps réservé à certains niveaux hiérarchiques ou à certaines fonctions, ce dernier a été expérimenté par tous ceux qui avaient des équipes à gérer. Cependant, le management à distance exige des compétences spécifiques.
La distance ne tolère pas l’improvisation, la distance ne laisse que peu de place au charisme, la distance exige des postures adaptées de la part des managers pour éviter que le management à distance ne se transforme en mise à distance du management. Imaginer que l’on peut faire à distance la même chose qu’à proximité, essayer coûte que coûte de reproduire la même organisation, le même nombre de réunions, le même type de reporting que dans un contexte de proximité sont autant de pièges à éviter.
Aujourd’hui, la question qui va se poser aux managers est d’utiliser cette expérience pour embrasser et améliorer le télétravail au sein de leurs équipes. Il faut se saisir de cette expérience pour définir les normes de comportements (en présentiel et à distance), les modes de communication, le reporting, etc.
Cette crise aura permis à tous d’expérimenter le management à distance : espérons qu’elle aura aussi facilité l’identification des facteurs clés de succès, notamment en ce qui concerne les notions de confiance et de contrôle.
Une segmentation différente des espaces
Alors que l’open space visait à lisser les différences puisque tout le monde était logé à la même enseigne quelle que soit son statut, la nature de son activité, ou la taille de son équipe la crise a mis en exergue la nécessité de segmenter davantage les populations et leurs besoins en matière d’espaces de travail. Cette tendance, qui émergeait déjà dans certains projets immobiliers, va être accentuée par l’impossibilité de ramener tout le monde au bureau en même temps.
Il va falloir faire des choix, il va falloir évaluer les risques, et identifier quels sont les points de rassemblement critiques, pour quelles équipes, de quelle manière. En cela, la crise va nous conduire à repenser les espaces non pas uniquement en fonction des situations de travail (trop individuelles, trop fluctuantes) mais probablement en fonction des activités qui s’y opèrent, et ce au niveau des collectifs de travails.
Réflexion d’autant plus cruciale que nombre de salariés comprendraient mal, dans un tel contexte, qu’on leur impose de venir au bureau, pour y réaliser un travail qu’ils auraient pu faire en toute sécurité depuis leur domicile. Le télétravail deviendra-t-il de ce point de vue là la norme et le bureau l’exception ? C’est l’hypothèse posée par le constructeur automobile PSA, qui en a décidé ainsi début mai.
Réinventer la notion d’intimité
La crise que nous venons de vivre a mis à mal la segmentation entre vie privée et vie professionnelle. Volontairement ou pas, nos collègues, nos managers ont eu accès à nos domiciles, même virtuellement. Nos logements se sont parfois retrouvés transformés en open spaces, pour peu que conjoints et enfants aient dû y travailler également. Or l’être humain a besoin d’intimité acoustique, verbale et visuelle, comme le soulignent les psychologues de l’environnement.
Par intimité acoustique, il faut entendre le fait de pouvoir travailler dans un niveau de bruit acceptable (ni trop faible, ni trop élevé). L’open space était souvent jugé soit trop bruyant, empêchant toute concentration, soit trop silencieux, et générateur d’angoisse… L’intimité verbale consiste à pouvoir s’exprimer sur des sujets confidentiels sans être entendu par les autres. Et l’intimité visuelle consiste à pouvoir réaliser des tâches sans être vu.
L’open space avait mis à mal ces besoins d’intimité mais ces derniers sont également présents dans le cadre du travail à domicile. Et ce besoin d’intimité ne se limite pas à l’environnement physique : il est également présent dans le monde digital où nous évoluons.
Réfléchir à ces différentes questions et identifier des solutions acceptables par le corps social feront partie des défis à relever. Alors, et seulement alors, sera-t-il possible de statuer sur l’avenir des open spaces…
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.