Les tiers-lieux donnent-ils envie d’entreprendre ?
Pour répondre à cette question, la Fondation Travailler Autrement s’est associée à des chercheurs académiques : Emilie Hennequin (La Sorbonne), Stéphanie Bouchet (Université de Montpellier), Jean-Yves Ottmann (Laboratoire Missioneo) et Papa Mbaye (Laboratoire Missioneo). Leur réponse est nuancée mais positive : oui, un peu, et pas pour les raisons qu’on aurait pu imaginer !
Cette recherche a été publiée dans Management International, n°26 (vol. 2), 2022. Cet article en reprend des éléments, ainsi que d’autres non-publiés.
La recherche a donc cherché à déterminer si fréquenter des espaces de coworking ou d’autres formes de tiers-lieux, pour des salariés, des fonctionnaires ou des personnes au chômage, pourrait les convaincre de se lancer de l’entrepreneuriat ou le travail indépendant, et plus précisément si certaines caractéristiques bien identifiées des espaces de coworking pourrait avoir cet effet. En termes de concept académique, il s’agissait de savoir si des caractéristiques spécifiques des tiers-lieux pouvaient influencer « l’intention d’entreprendre » des personnes qui les fréquentent.
L’intention d’entreprendre est un champ de recherche ancien, riche et structuré. Il est notamment établi que l’intention d’entreprendre d’une personne est le cumul d’une « désirabilité perçue » du statut d’entrepreneur et d’une « faisabilité perçue » de la démarche. A sa lecture, on peut identifier un certain nombre des « caractéristiques d’un espace de coworking » qui pourraient influencer l’intention d’entreprendre des personnes qui le fréquente : la présence dans l’espace de personnes à qui s’identifier (des « modèles de rôle », c’est-à-dire des entrepreneurs et indépendants établis), la présence de relations sociales pouvant être un soutien psychologique, la présence de personnes pouvant être un soutien professionnel (par leur aide ou leur temps), la présence de ressources sociales pour l’entrepreneuriat (des personnes aptes à donner des conseils, des astuces, à partager des connaissances, etc.) et, enfin, la mise en place d’ateliers ou de ressources formelles concernant l’entrepreneuriat. Par ailleurs, un certain nombre d’éléments individuels ont été « vérifiés », de manière à bien identifier les effets des tiers-lieux en eux-mêmes (formation préalable à l’entrepreneuriat, proches entrepreneurs, etc.).
Ainsi, le modèle théorique testé dans le cadre de cette recherche a été le suivant :
Une enquête par questionnaire a été effectuée auprès de 126 salariés. La Fondation a envoyé un premier message électronique explicatif de la recherche au mois d’Octobre 2019 aux gérants de tiers-lieux en France faisant partie de sa liste de diffusion (en grande majorité des espaces de coworking). Puis, le questionnaire a été diffusé largement entre octobre 2019 et février 2020 par voie électronique et ceci conformément au règlement de protection des données (RGPD). Il était en effet entièrement anonyme, aucune donnée personnelle n’aurait permis d’identifier les participants ou de les recontacter par la suite. Les gérants de tiers-lieux ont ensuite effectué le relai auprès des répondants ciblés, à savoir les salariés. L’une des difficultés principales dans le cadre de cette recherche est le fait de viser une population salariée en tiers-lieu, qui est relativement minoritaire, en comparaison du nombre d’entrepreneurs qui y travaillent. En février 2020, plusieurs relances ont été effectuées. Globalement, l’enquête a bien été relayée par les espaces de petite et moyenne taille, mais peu par les espaces de grande taille (eg. Kwerk, Morning, WeWork, Wojo etc.). Ces structures sont en effet des investisseurs immobiliers institutionnels qui contrôlent strictement la communication à destination de leur clientèle.
Au total, l’enquête a permis de collecter 126 questionnaires exploitables sur les 156 remplis, 30 participants ayant répondu mais étant eux-mêmes travailleurs indépendants. Ces 30 observations ont ainsi été écartées. Finalement, l’échantillon comprend 70 femmes et 56 hommes. Tous sont salariés, 65,1% d’entre eux sont des cadres et appartiennent aux professions intellectuelles supérieures. Leurs domaines d’activités sont très variés ; les quatre domaines les plus représentés étant le conseil, le coaching (27%), le numérique (12,7%) et le marketing (7,9%). Un peu moins de la moitié des répondants a bénéficié d’une formation à la gestion et/ou à l’entrepreneuriat au cours de son cursus (48,4%). Concernant le tiers-lieu qu’ils fréquentent, il s’agit en très large majorité d’un espace de coworking (85,5% de l’échantillon), de fablabs, hackerspaces ou makerspaces représentant chacun moins de 2% des répondants. 41,3% y travaillent depuis plus de 2 ans et 36,5 % depuis une période comprise entre 6 mois et 2 ans. Une grande partie des répondants travaillent quotidiennement dans ce tiers-lieu (49,2%) et 29,4% s’y rendent au moins 2 à 3 fois par semaine.
Une analyse des données par la méthode des clusters apporte un premier enseignement intéressant.
Trois populations distinctes fréquentes les tiers-lieux :
- Cluster 1 : D’ici à 5 ans, il est très probable que ces répondants lancent leur activité. A l’avenir, ils souhaiteraient être leur propre chef. Selon eux, s’ils pouvaient choisir entre créer leur entreprise et être salarié(e), ils préféreraient créer leur entreprise. La création d’entreprise est quelque chose qu’ils envisagent concrètement et qu’ils trouvent séduisante.
- Cluster 2 : A l’avenir, ces salariés souhaiteraient organiser les tâches de leur activité dans l’ordre de leur choix et travailler suivant leurs propres désirs. Ils souhaiteraient aussi être leur propre chef, mais ne sont pas aussi sûr que pour le cluster 1. L’idée de créer une entreprise est une idée qu’ils trouvent un peu séduisante.
- Cluster 3 : La création d’entreprise est quelque chose que ces répondants n’envisagent pas concrètement. Ils ne prévoient pas de créer d’entreprise. D’ici à 5 ans, il n’est pas probable qu’ils lancent leur activité. S’ils pouvaient choisir entre créer leur entreprise et être salarié(e), ils préféreraient rester salariés.
L’étude a toutefois été plus loin que cette première description et a nécessité l’usage de méthodes régressives. D’une façon générale, la méthode des régressions est utilisée dans le but d’expliquer la variance d’un phénomène (ici, la faisabilité et la désirabilité, variables dépendantes) à l’aide d’une combinaison de facteurs explicatifs (variables indépendantes). Plus précisément, la recherche a utilisé la méthode de régression linéaire multiple avec critère de sélection de variables par élimination AIC (Akaike Information Criterion) et BIC (Bayes Information Criterion).
Cela a conduit au résultat suivant :
Il s’agissait par cette étude de comprendre quelle est l’influence des espaces de coworking sur l’intention d’entreprendre des salariés qui y exercent leur activité, c’est-à-dire sur leur volonté de créer une entreprise et de faire évoluer leur carrière vers le statut de travailleur indépendant.
Tout d’abord, concernant les variables individuelles, plusieurs chercheurs mettent en avant l’effet significatif de l’auto-efficacité entrepreneuriale sur l’intention et ces résultats ne font pas exception. Notons également que la recherche confirme que les expériences précédentes de l’individu, en particulier sa participation antérieure à un projet de création d’entreprise, sont toutes aussi centrales dans le développement de l’intention d’entreprendre.
Si les aspects individuels exercent une influence significative sur l’intention d’entreprendre, les résultats mettent toutefois en évidence un effet modéré mais réel de la fréquentation d’espace de coworking sur le développement de l’intention d’entreprendre des salariés. Ainsi, la présence d’un modèle d’entrepreneur émerge comme l’aspect ayant l’impact le plus favorable sur l’intention d’entreprendre parmi les caractéristiques d’un espace de coworking, puisqu’il a un effet sur la faisabilité perçue mais aussi probablement sur la désirabilité. L’espace de coworking permet donc bien de diffuser une culture dans laquelle les entrepreneurs jouent un rôle de modèle, encourageant la faisabilité et la désirabilité entrepreneuriale.
Les résultats montrent aussi que la seule perception de ressources sociales disponibles ne suffit pas pour renforcer le sentiment d’auto-efficacité entrepreneuriale des salariés. Au contraire, cette variable n’a influencé ni l’auto-efficacité perçue, ni la faisabilité ou la désirabilité. Cela signifie que les échanges et la dynamique de groupe au sein des tiers-lieux n’émergent pas de manière fortuite mais nécessitent une animation structurée visant à favoriser les mises en relation, telle qu’elle est pratiquée dans une grande partie des espaces de coworking et l’organisation de divers évènements. Les résultats soulignent l’importance de cette dimension, qui a un effet positif sur l’auto-efficacité perçue des individus et sur la désirabilité de l’entrepreneuriat. C’est donc la seconde source de l’intention d’entreprendre en espace de coworking.
Cette recherche ne dit pas qu’il suffira à quelqu’un de fréquenter un tiers-lieu pour avoir soudainement envie de devenir entrepreneur. Au contraire, ce sont bien les variables individuelles (notamment l’expérience passées) qui sont les plus déterminantes. Toutefois, fréquenter un tiers-lieux qui accueille de nombreux indépendants et entrepreneurs et qui organise des ateliers sur ces sujets aura une influence, modeste mais réelle, sur l’intention d’entreprendre des personnes en son sein.
> Retrouvez également, sur le site de la Fondation Travailler autrement : l’étude « Nos territoires en action – dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir ! » et nos 3 questions à Patrick Lévy Waitz, Président de la Fondation Travailler autrement et de France Tiers-Lieux.