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L’ubérisation des quartiers populaires : reproduction des inégalités ou sas vers l’employabilité ?

En constatant l’explosion du nombre de travailleurs de plateformes ces dernières années, Hugo Botton, en collaboration avec Le Compas, a effectué une étude sur « L’ubérisation des quartiers populaires » afin d’étudier le paradoxe entre leur visibilité dans la rue et leur absence dans les statistiques. Il en ressort que la répartition géographique et sociale des chauffeurs et des livreurs se concentre majoritairement dans les quartiers populaires. Si l’ubérisation risque de reproduire les inégalités en offrant un emploi précaire à des personnes en situation difficile, elle peut aussi constituer un sas vers un emploi plus stable pour des profils ayant du mal à s’insérer professionnellement.

Les quartiers populaires de la ville (QPV) : un vivier pour les plateformes ?

Les “quartiers prioritaires” sont des dispositifs de la politique de la ville qui rassemblent les zones urbaines les plus pauvres, nécessitant une intervention accrue des pouvoirs publics. C’est dans ces quartiers que le taux de chômage est le plus élevé. 45% des habitants de QPV ne disposent pas de voiture contre 19% sur le reste du territoire, ce qui constitue un premier frein à l’emploi. En outre, pour beaucoup issus de l’immigration, les habitants des QPV sont également confrontés aux discriminations à l’embauche.

Dès lors, les QPV constituent un réel vivier pour les plateformes numériques : pour exercer ces métiers, aucun diplôme n’est requis et il suffit de disposer d’un moyen de locomotion (vélo, scooter, voiture). A l’échelle nationale, on compte en moyenne 5 travailleurs de plateformes pour 100 travailleurs classiques. Pourtant, on s’aperçoit à la fois d’une forte concentration de ces travailleurs dans les quartiers populaires, et réciproquement d’une surreprésentation de ce profil de personnes dans l’activité. Ces chauffeurs et livreurs de l’économie de plateformes sont à 95% des hommes qui ont pour la moitié moins de 25 ans. 

Si la crise a eu pour effet d’accroître le nombre de travailleurs de plateformes, elle a impacté différemment chauffeurs et livreurs. On comptait en janvier 2022 : 

  • 180 000 livreurs en activité : c’est 7 fois plus qu’en janvier 2019 en QPV, et 5 fois plus hors QPV. Il y a donc une tendance globale à la hausse, tout particulièrement dans les quartiers prioritaires. Face à une forte concentration de livreurs provenant des quartiers populaires et qui partagent souvent pour caractéristiques d’être issus de l’immigration et d’un milieu pauvre, la clientèle de livraison (fournitures, repas, colis…) est celle de cadres, assez jeunes et résidant au centre des villes.
  • 53 000 chauffeurs en activité : c’est 1,5 fois plus qu’en janvier 2019 de manière globale. Cette différence de volume avec les livreurs s’explique par le coût d’entrée dans la profession (permis et voiture). La plus faible augmentation de chauffeurs sur cette période résulte du fait que le contexte du confinement ne représentait pas une belle opportunité, à l’inverse de la livraison.

La précarité du statut : une reproduction des inégalités pour les travailleurs provenant des QPV ?

Compte tenu de la forte concentration de travailleurs de plateformes dans les QPV et du caractère précaire de ces emplois, la question du risque de reproduction des inégalités se pose avec légitimité. En effet, le niveau de rémunération de cette activité est assez bas pour un nombre d’heures travaillées pouvant aller jusqu’à 60 à 80 heures par semaine, y compris les week-ends. Par ailleurs, seules les commandes livrées sont payées, à l’inverse du nombre d’heures passées à attendre, disponible à travailler. Un tel rythme de travail interroge quant à l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.

A cette situation de vulnérabilité économique et sociale vient s’ajouter un statut juridique controversé. En novembre 2022, un rapport d’information du Sénat se penchait sur une proposition de directive qui visait à définir le statut professionnel des travailleurs de plateformes, “entre indépendants choisis et salariés déguisés”, et à encadrer juridiquement le modèle économique innovant des plateformes tout en garantissant les droits des travailleurs.

Il est nécessaire de s’assurer que ces travailleurs, indépendants par leur statut, le soient réellement dans les faits, et de rechercher un juste équilibre pour permettre aux vrais travailleurs indépendants de le rester et aux travailleurs erronément qualifiés d’indépendants de devenir salariés. Dans cet esprit, le Parlement européen a confirmé sa position sur la question en entérinant la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes numériques le 2 février 2023.

Travailleurs de plateformes : besoin de stabilisation du statut et simple sas vers un emploi plus stable ? 

Si le statut de travailleur de plateforme fait débat et comporte un risque de reproduction des inégalités, ne pourrait-il pas également constituer un sas vers un emploi plus stable pour les personnes qui ont des difficultés à s’insérer sur un marché du travail plus classique ? En effet, les activités de chauffeurs ou de livreurs peuvent faire office d’activité temporaire, comme une étape intermédiaire entre la fin des études ou le chômage et l’emploi stable. Une telle activité peut favoriser l’employabilité du travailleur qui acquiert de l’expérience et des compétences (ponctualité, relation client, sens du service…), prouve sa volonté de travailler, et permet ainsi la réinsertion professionnelle vers d’autres horizons de travail. 

Certains considèrent les travailleurs de plateformes comme les “nouveaux ouvriers non qualifiés du XXIe siècle”, notamment pour ceux qui ne sont pas diplômés. Dès lors, l’enjeu est de garantir à ces travailleurs un statut qui soit plus protecteur, comme celui des intérimaires par exemple. Il existe par ailleurs de nombreuses initiatives mises en place qui pourraient être accentuées et généralisées pour garantir à ces travailleurs un meilleur accompagnement : les “maisons des coursiers” accueillent des livreurs en situation de précarité quatre jours par semaine dans un lieu où ils peuvent se reposer, prendre un café ou encore réchauffer un repas entre deux livraisons, et leur apportent un soutien administratif et juridique. Il serait intéressant d’agréger à ces structures une bourse du travail, avec d’une part une présence syndicale, et d’autre part des entreprises qui pourraient solliciter les compétences des coursiers. Dès lors, ces maisons permettraient tant d’accompagner et protéger les travailleurs de plateformes que de leur proposer un accompagnement vers un autre emploi.