Métiers essentiels : quelle rémunération pour quelle productivité ?
Ils sont agents d’entretiens, aides à domicile, manutentionnaires ou encore techniciens de maintenance. Ils exercent des métiers essentiels, nécessaires au bon fonctionnement de la société, et pourtant ils bénéficient d’une faible reconnaissance, tant sociale que financière. Comment expliquer ce paradoxe entre indispensabilité et faible rémunération ? La notion de productivité est au cœur de ce sujet.
Des métiers invisibilisés : des compétences peu valorisées
Les métiers essentiels sont aux deux tiers occupés par des femmes, notamment dans les domaines du soin, du lien, de la santé, de l’éducation et de la propreté. Les hommes exercent principalement les métiers de la logistique et de la maintenance. S’ils sont essentiels, ils sont aussi des métiers de l’ombre qui soutiennent la société, comme on a pu l’observer avec leur mobilisation pendant la pandémie et les confinements.
Ces métiers sont invisibles au sens où ils bénéficient d’une faible reconnaissance sociale et financière. Pour cause, les compétences mobilisées sont peu valorisées et différents mécanismes enferment les travailleurs dans leur faible niveau de qualification. François-Xavier Devetter et Julie Valentin en ont identifié trois dans leur ouvrage sur le secteur de la propreté, et ils peuvent aisément être transposés aux autres métiers essentiels :
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Tout d’abord, il y a une négation des qualités mobilisées et de la complexité des tâches effectuées. Cela s’explique par le fait que ces activités relevaient auparavant pour beaucoup du domaine domestique, ce qui a engendré une naturalisation des compétences, notamment dans les métiers féminisés (ce qui est le cas du secteur de la propreté où on retrouve 96% de femmes), et une euphémisation de la pénibilité.
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Par ailleurs, il y a un excès d’offre alimenté par une catégorie de main d’œuvre “bon marché” (étudiants, mères isolées, femmes immigrées) qui n’encourage pas les employeurs à mieux valoriser la profession et sa rémunération.
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Enfin, ces métiers pâtissent d’un affaiblissement des collectifs de travail : ce sont en effet des professions souvent solitaires, en proie à l’externalisation, avec peu d’espaces spécifiquement dédiés au rassemblement entre collègues, et un faible taux de syndicalisation par ailleurs. Tout ceci fragilise la capacité des travailleurs à faire valoir leurs revendications et à faire revaloriser leurs emplois.
Les compétences mobilisées dans le cadre des métiers essentiels sont ainsi peu reconnues or la notion de compétence est intimement liée à celle de productivité, et la notion de productivité à celle de rémunération. Tout ceci explique donc en partie la raison pour laquelle les personnes occupant un emploi essentiel sont “si mal payées”, pour reprendre les termes de l’ouvrage de Bruno Palier à ce sujet.
A faible productivité, faible rémunération : une approche quantitative de la productivité
La conception de la performance d’une entreprise se résume souvent à sa productivité. Or, dans le secteur du service, les économistes répondent à l’unanimité que la productivité croît lentement comparativement au secteur de l’industrie. Certains affirment même que la productivité y est faible par nature, ce qui nourrit le vieux débat sur l’improductivité des services : s’ils donnent une satisfaction au consommateur, ils ne créent pas de valeur ajoutée. La loi Baumol des années 60 a normalisé l’idée selon laquelle certains métiers ne peuvent pas accroître leurs gains de productivité, une prise de position qui permet encore aujourd’hui de justifier l’argument selon lequel le coût du travail serait trop élevé, les personnes étant payées au-dessus de leur productivité, malgré des salaires déjà bas dans certains pans du secteur tertiaire.
Il s’agit en réalité d’une affirmation paradoxale sachant que dans les pays développés, plus de 60% des emplois sont maintenant des emplois de service. Selon l’enquête Emploi menée par l’INSEE en 2018, la France comptait parmi l’ensemble de ses emplois 76,1% d’emplois dans le secteur tertiaire. Il est toutefois nécessaire de préciser qu’il s’agit d’un secteur vaste et que c’est la catégorie des “métiers essentiels” qui est particulièrement touchée par le préjugé selon lequel ils ne sont pas productifs.
Toutefois, le problème réside dans le fait que l’on évalue la productivité selon un critère purement quantitatif, à défaut de savoir mesurer correctement la qualité d’une prestation (son exécution, la satisfaction du client – donneur d’ordre, l’impact sur le collectif). Dès lors, la notion de productivité est biaisée car elle ne repose que sur un de ces deux critères. Or c’est ce qui fait le fondement du niveau de rémunération…
Un problème d’ajustement entre prestations sociales et salaire : l’enjeu de l’incitation
En France, le système d’Etat-providence ouvre droit aux travailleurs modestes ou précaires à un certain nombre de prestations sociales qui visent à améliorer leur niveau de vie, et de fait leurs conditions de vie. Or, notre système de prestation sociale s’avère être une trappe à bas salaires selon certains économistes et sociologues.
C’est une difficulté qui relève du débat sur la manière dont notre système doit à la fois assurer une protection suffisante aux individus et aux familles en difficulté financière, tout en préservant l’incitation au travail. Ce sujet touche particulièrement les travailleurs à temps partiel ou à bas salaire. D’un point de vue pragmatique, le calcul s’effectue en fonction de ce qui est le plus rentable entre accroître son volume horaire de travail, investir dans une formation plus qualifiante, ou conserver son faible niveau de revenu pour préserver le niveau d’aides sociales perçues.
Ainsi, de façon plutôt contre intuitive, la hausse des salaires peut être mal reçue chez les travailleurs-allocataires, et cela concerne notamment les travailleurs “essentiels”. Pour cause, les aides peuvent parfois être plus rémunératrices qu’une légère hausse de salaire qui ferait baisser ces dernières : il s’agit donc d’une réelle problématique de pouvoir d’achat.
Il relève donc de la responsabilité de l’Etat de faire en sorte que cet arbitrage penche systématiquement pour l’augmentation du salaire (en commençant par revaloriser les salaires mais aussi en incitant à la formation, à l’augmentation du volume horaire ou encore à la reconversion). Pour cela, l’Etat doit travailler main dans la main avec les entreprises et les collectivités locales, et différents leviers peuvent être actionnés comme :
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revaloriser les compétences des métiers essentiels
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permettre aux travailleurs de se projeter dans une logique de parcours professionnel et encourager à la formation
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calculer de façon plus juste le temps de travail pour une rémunération cohérente : c’est la question de la comptabilisation des temps de trajet pour les aides à domicile, des temps de déplacement pour les ouvriers de la maintenance, etc.
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prendre en compte le sujet de la pénibilité
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renforcer l’inspection du travail dans ces secteurs et favoriser les recours émanant des salariés
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redonner sa place au collectif dans ces métiers parfois solitaires et isolés
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