3 questions à… Philippe Aghion, Economiste, professeur au Collège de France et à l’INSEAD
Professeur au Collège de France et à l’INSEAD (Institut européen d’administration des affaires), Philippe Aghion est également membre du Cercle des économistes. Ses recherches portent sur l’économie et la croissance. Il a reçu plusieurs prix notamment en 2001 le prix Yrjo Jahnsson du meilleur économiste européen de moins de 45 ans, et en 2020 le BBVA « Frontier of Knowledge Award » avec Peter Howitt pour avoir « développé une théorie de la croissance économique basée sur l’innovation qui émerge du processus de destruction créatrice ». Nommé en septembre 2023 co-président du Comité de l’intelligence artificielle générative, il répond aux trois questions de la Fondation Travailler autrement.
A l’inverse des messages alarmants de ces dernières semaines qui affirment que l’intelligence artificielle conduira au chômage de masse, vous prenez le pari qu’elle permettra de créer de nouveaux emplois en France. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Aucune révolution technologique n’a entraîné de chômage de masse par le passé. Ainsi, l’IA ne va pas remplacer le travail de l’Homme, mais va plutôt le transformer, et nous développerons ainsi de nouvelles façons de travailler, et ce dans tous les secteurs d’activité : dans l’agriculture, à l’usine, au bureau. Nous serons plus productifs, car je suis convaincu que les progrès techniques et technologiques améliorent nos gains de productivité et nos parts de marché. A condition bien sûr d’accélérer ! Car l’Europe est en retard sur le développement des infrastructures industrielles, contrairement aux géants que sont les États-Unis et la Chine, alors même que nous avons les mathématiciens les plus diplômés au monde, de brillants chercheurs, qui sont sous-utilisés dans les entreprises françaises. Il faut donc travailler plus activement pour maintenir le lien entre la recherche et les entreprises, et encourager l’innovation.
Ainsi, si l’intelligence artificielle a la possibilité d’isoler certains métiers, elle a au contraire la capacité de développer les interactions et la coopération, et de mettre au cœur des métiers le travail d’équipe. C’est un axe important qu’il faut intégrer dans nos apprentissages. Je suis profondément convaincu que, par ricochet, en nous permettant de développer de nouvelles compétences, l’intelligence artificielle entraînera également une augmentation des salaires. Certes, l’humain est souvent résistant au changement, qui soulève des peurs. Mais l’IA va permettre de l’accompagner dans l’évolution de son travail, en allégeant notamment les tâches routinières, répétitives et pénibles.
Les technologies « intelligentes et connectées » ne nous dispensent pas d’intelligence humaine, et notamment d’intelligence relationnelle / émotionnelle, qui sont la base de la vie au travail tout comme de la vie en société. Nous aurons toujours besoin de l’humain pour les missions demandant de la créativité et pour résoudre des sujets complexes.
Sachant que 13 millions de Français souffrent d’illectronisme, comment engager cette révolution numérique sans continuer de creuser l’écart avec ces personnes ?
Nous n’avons certes pas tous les mêmes facilités face au numérique, et c’est pourquoi la formation est essentielle.
Mais je préfère voir le verre à moitié plein : les outils d’intelligence artificielle comme ChatGPT par exemple permettent justement de réduire les inégalités entre les sachants et les autres. C’est également un bon outil pour les moins productifs. Les études disponibles à ce jour sur le sujet sont partielles, il faudra monitorer les prochains résultats qui nous permettront peut-être de prouver les bienfaits de l’IA dans la réduction des inégalités.
De plus, le développement de l’IA va peut-être permettre de redistribuer les cartes : les compétences qui vont être le plus recherchées et valorisées dans le futur du travail seront les soft skills, y compris la capacité à travailler en équipe et celle de bien communiquer efficacement avec ses collègues. Dans ce domaine, les « sachants » n’ont pas plus d’avance que les autres.
Vous co-présidez le comité de l’intelligence artificielle générative installé par la Première ministre. Quels sont ses objectifs ?
Le comité a trois objectifs :
- Renforcer nos formations pour développer davantage de talents en France ;
- Investir pour favoriser l’innovation française sur la scène internationale ;
- Définir une régulation adaptée des différents secteurs pour protéger des dérives (et notamment sécuritaires et éthiques) ;
Avec l’ensemble du comité, notamment la co-présidente, nous analyserons l’impact de l’intelligence artificielle sur notre économie, l’emploi, la croissance, et la lutte contre les inégalités. Les enjeux sont divers, par exemple, comment stimuler l’emploi grâce à l’intelligence artificielle ? Comment favoriser la mobilité sociale et la croissance ?
Par ailleurs, nous nous pencherons sur la politique industrielle de l’intelligence artificielle, et nous regarderons notamment comment combler le déficit qui se creuse par rapport aux investissements américains et chinois. Nous proposerons dans quelques mois des recommandations au gouvernement.
Je suis optimiste. Il nous faut saisir les opportunités que nous offrent les technologies pour améliorer notre quotidien au travail et dans notre vie quotidienne. Le champ des possibles est devant nous.
> Aller plus loin sur le site de la Fondation Travailler autrement : L’IA va-t-elle vraiment nous piquer nos emplois ? , De la machine à vapeur à l’intelligence artificielle : quelle place pour l’humain dans les relations révolutions industrielles ?