Comment penser le travail aujourd’hui ?
Bruno Palier, directeur de recherche en sciences politiques, est le coordinateur ainsi que l’auteur de l’introduction à l’ouvrage collectif “Que sait-on du travail”, paru en 2023. Cet ouvrage rassemble plus d’une trentaine d’articles de sociologues, anthropologues, économistes ou encore ergonomes spécialistes du travail. Les articles présentés, parus dans le journal Le Monde entre janvier et mars 2024, se situent ainsi à l’intersection entre la production scientifique et médiatique. L’ambition des auteurs, parmi lesquels Dominique Méda, Philippe Askenazy ou encore Juan Sebastian Carbonell, se résume ainsi : “mieux faire connaître les réalités du travail en France aujourd’hui”.
L’ambition des auteurs: “Mettre les connaissances sur le travail au cœur du débat public”
Bruno Palier débute cet ouvrage par un constat : la nécessité de redonner au travail son importance dans le débat public. Selon lui, jusqu’à la fin des années 2000, les préoccupations sur le travail étaient occultées par les discours sur l’emploi : “Alors que, depuis la fin des années 1970 jusqu’aux années les plus récentes, dominaient les études sur les causes du chômage, les analyses du fonctionnement du marché du travail et les politiques d’emploi, désormais, les savoirs des sciences sociales sur les conditions de travail, l’organisation du travail, la santé et le bien-être au travail redeviennent cruciaux.” (page 6). L’auteur impute ce bouleversement à plusieurs éléments :
- La baisse du chômage, tout d’abord, induit des tensions sur le marché du travail, surtout dans les secteurs où la rémunération et les conditions de travail sont les plus critiquées : la construction, l’hôtellerie…
- L’inversion des rapports de force entre employeurs et salariés permettant à ces derniers de revendiquer de meilleures conditions de travail a mis en lumière ces difficultés.
- La crise du Covid-19, ensuite, a été un accélérateur des mouvements qui ont modifié le travail depuis plusieurs années, comme le rôle des nouvelles technologies et de l’économie de plateforme. Cette période a également été révélatrice des clivages et des inégalités face au travail, entre les personnes qui ont pu télétravailler, et celles dont l’activité ne le permettait pas.
- Le mouvement de mobilisation contre la réforme des retraites en 2023, enfin, a été un moment de réflexion collective sur le travail. Pour l’auteur, le rejet de cette réforme par un grand nombre d’actifs n’est pas symptomatique d’un affaissement de la valeur travail, mais d’un ressenti d’une intensification du travail et de sa pénibilité, ainsi qu’une perte de son sens.
Repenser l’organisation du travail
Un axe essentiel pour comprendre le travail en France est celui du management et de l’organisation du travail. Le mouvement principal est le suivant : “Les salariés sont de plus en plus souvent soumis à un management par les chiffres, vertical et distant, qui ne tient pas compte de la réalité des conditions de production, ni des retours que les personnes concernées souhaiteraient pouvoir faire sur l’organisation du travail”. (page 8). Aussi, les sources du bien-être au travail, qu’elles soient l’accomplissement personnel et le sens de progression, l’autonomie, ou les relations interpersonnelles, sont négligées, le seul point d’orgue de la gestion étant la réduction des coûts, le cadrage budgétaire et la réduction des coûts.
Le rôle des technologies est également crucial dans cette nouvelle organisation, bien que l’auteur rejette un quelconque “déterminisme technologique” : “Ce n’est pas la technologie en soi qui force les travailleurs de la logistique en entrepôt, de l’industrie automobile ou du service public de l’emploi à devenir les simples bras d’un algorithme, mais la manière de les mettre en place c’est-à-dire les décisions managériales.” (page 10).
Faire lumière sur les inégalités au travail
Les progrès technologiques, s’ils modifient l’organisation du travail et peuvent bénéficier à de multiples tâches, contribuent également à augmenter les inégalités. En effet, l’automatisation est à l’origine d’une évolution profonde du marché du travail qui se polarise : “Les robots et les ordinateurs capables d’assurer des tâches répétitives (donc programmables) assurent des tâches routinières que l’on trouve bien plus souvent dans les emplois intermédiaires […]. Ces métiers intermédiaires tendent ainsi à disparaître, tandis que se développent, d’un côté des emplois très bien rémunérés et, de l’autre, des emplois très faiblement rémunérés. Cette érosion des emplois du milieu contribue au creusement des inégalités.” (page 11). La désindustrialisation contribue également à ce phénomène. On observe dans le même temps une augmentation de la part de cadres dans la société, et de la part d’emplois faiblement rémunérés et précaires. De plus, ces métiers précaires changent de nature, et se trouvent de moins en moins dans les usines mais davantage dans les secteurs de la logistique, ou encore du service aux autres.
Cette polarisation renforce les inégalités entretenues par une dévalorisation économique et sociale de certaines professions et une ségrégation de certaines populations dans certains secteurs : “Ces deux phénomènes se cumulent, générant une concentration des difficultés sur certains métiers et certaines personnes” (page 13). C’est le cas par exemple des femmes ou des travailleurs issus de l’immigration, tous deux surreprésentés dans des métiers en tension, aux conditions de travail souvent difficiles et avec de faibles rémunérations, notamment pour les temps partiels.
Les travailleurs invisibles : pallier le manque de reconnaissance du travail essentiel
Enfin, une attention particulière est portée à une frange de travailleurs dont l’importance a été mise en lumière durant la crise du Covid-19 : ceux des professions dites “essentielles”, dont l’activité n’avait pas cessé durant la pandémie. Pour l’auteur, le sentiment d’un manque de reconnaissance est une caractéristique centrale de ces travailleurs invisibles. Il explique : « La parole des personnes qui estiment ne pas être suffisamment reconnues pour leur contribution, sous forme salariale comme par d’autres rétributions, a contribué à poser la question de la reconnaissance et de la valorisation de certains emplois souvent déconsidérés ou invisibles.” (page 18).
A cela s’ajoutent des difficultés propres à ces travailleurs dits “de première ligne” : professions précaires, mal rémunérées et protégées, souvent concernés par les temps partiels ou les carrières hachées. Ce phénomène est symptomatique des éléments explicités plus haut : une interrogation sur les conditions de travail, renforcée par un management jugé distant, froid et une automatisation croissante des tâches sans valorisation de l’apport humain. Les crises successives traversées par le pays, sanitaire ou politique, ont été des moments cruciaux pour mettre en lumière ces difficultés.
La citation : L’auteur conclut cette introduction par l’ambition qu’il partage avec ses co-auteurs : “Il s’agit de mettre au jour les conditions et organisations du travail qui dominent en France, dans de nombreux secteurs […]. Espérons que les perspectives rassemblées dans cet ouvrage convaincront de l’importance d’un environnement professionnel épanouissant, fondé sur de bonnes conditions de travail, l’autonomie, la soutenabilité, la participation aux décisions, pour un monde du travail qui combine bien-être et productivité qualitative” (page 19).
L’auteur : Bruno Palier est directeur de recherche au CNRS et au Centre d’Études Européennes de Politiques Comparées de SciencesPo (Cevipof). Docteur en sciences politiques et agrégé de sciences sociales, il a travaillé en particulier sur les systèmes de protection sociale. Il est ainsi l’auteur de nombreux ouvrages tels que Réformer les retraites (2021), ou encore Gouverner la sécurité sociale (2002).
Pour en savoir plus sur l’ouvrage :
- https://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?GCOI=27246100782310
- https://www.lemonde.fr/que-sait-on-du-travail/