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3 questions à… Jean Viard, sociologue et éditeur

Jean Viard est sociologue, directeur de recherches associé CNRS au CEVIPOF, centre de recherches politiques de Sciences Po. Ses domaines de spécialisation sont les temps sociaux (vacances, 35 heures), mais aussi l’espace (aménagement, questions agricoles) et la politique. Dans cette interview, il répond aux 3 questions de la Fondation Travailler autrement sur le développement de la société du loisir et l’évolution de la place du travail.

1. D’après une étude de l’IFOP 2023, 61% des Français préfèrent gagner moins d’argent mais avoir plus de temps libre. Assistons-nous à la fin d’une ère où le travail avait une place centrale dans la vie des individus ?

Nous vivons une vague de bouleversements intimes et collectifs, une vague d’interrogations des individus sur le sens de leur vie, de leur désir, et bien-sûr le sens de leur travail. Si la “grande pandémie” a accéléré ce phénomène, il était déjà à l’œuvre auparavant avec une société de loisirs qui s’est largement démocratisée. Alors que la part du temps consacrée au travail est passée de 70% sous Napoléon à 30% aujourd’hui, une diversité de loisirs est venue accompagner ce temps libre disponible. La vie n’est alors plus rythmée par le travail au champ, à l’usine ou au bureau uniquement, et les réflexions post-covid ont invité les individus à repenser voire hiérarchiser différemment leurs priorités.

Pourtant, le travail n’est pas mort. Il doit en revanche être revalorisé. Avec l’évolution des codes sociaux, le rapport au travail a changé. S’il n’est pas synonyme de désamour, il faut tout de même que le monde de l’entreprise s’adapte aux nouvelles aspirations de la société. Face à la revendication de plus de temps libre, à une relation au « collectif » qui s’est amenuisée au profit d’une individualisation croissante et exigeante, il faut repenser le travail non seulement pour améliorer la vie mais aussi l’expérience professionnelle. C’est la société dans son ensemble qu’il faut réinventer, et rendre au travail ses valeurs et sa capacité d’épanouissement et d’émancipation pour chacun d’entre nous.

2. La valorisation du temps libre et des loisirs n’est-elle pas, paradoxalement, une aubaine pour l’économie et l’emploi ? (tourisme, consommation, art…)

Avec l’essor de nouvelles pratiques sociales axées sur le loisir, une nouvelle civilisation du lien a émergé, et avec elle un secteur économique foisonnant. Si les loisirs peuvent être des moments de détente ou des activités sans valeur marchande, certains sont intégrés dans une dynamique de production et de consommation, de biens comme de services. Ainsi, au sein des ménages, la part des dépenses en communication, loisirs et culture dans le budget est passée de 3% en 1960 à 10% en 2019.

Mais plus largement, l’industrie des loisirs est un des piliers de l’économie, qui stimule l’innovation et l’entrepreneuriat, crée de nombreux emplois et dynamise nos territoires. Le tourisme et la culture représentent par exemple à eux deux près de 9% du PIB français. Le constat est clair : cette société de loisirs ne signifie pas la fin du travail. Bien au contraire, c’est une aubaine car le temps libre des uns fait le travail des autres ! Mais soyons vigilants pour que d’une part ces nouveaux emplois du monde des loisirs ne soient pas synonymes de précarité et que d’autre part les loisirs ne soient pas automatiquement source de consommation à laquelle tous les foyers n’auraient pas accès pour des questions de pouvoir d’achat.

3. Le développement de cette “société de loisirs” ne comporte-elle pas un risque de fracture sociale entre ceux qui peuvent se permettre de gagner moins et ceux qui ne sont pas prêts à ce sacrifice financier ?

Cet avènement de la “société de loisirs”, qui a transformé les rapports au travail et au temps libre, révèle indéniablement des fractures sociales, entre ceux qui cherchent à travailler moins quitte à être moins bien payé, et ceux qui cherchent toujours à travailler plus pour gagner plus. Ces derniers doivent de fait multiplier les emplois et / ou accepter des conditions de travail plus précaires pour parvenir à subvenir à leurs besoins essentiels, donc les loisirs ne sont pas la priorité. Pour preuve : la moitié des personnes qui renoncent à partir en vacances le font pour des raisons financières. Ainsi, les loisirs, qui devraient être source de liberté, de développement personnel et de bonheur, deviennent un nouveau marqueur de distinction sociale. Mais on ne peut construire une société sur cette fracture.

C’est pourquoi il est essentiel de repenser la répartition des temps de vie par ce prisme. La semaine de 4 jours pourrait être une réponse à ces besoins mais ne peut constituer la solution à tout, puisqu’elle n’est pas adaptée à tous les métiers. Il y a également une réflexion à imaginer sur le rapprochement des lieux de vie et de travail, alors que le télétravail, clé d’un meilleur équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, n’est pas possible pour une partie de la population active. Je pense notamment aux travailleurs et travailleuses du care et du service, qui habitent très souvent loin de leur lieu de travail. La révolution du télétravail ne peut exclure tout un pan de la population qui est au service de la collectivité et sans laquelle la société ne peut fonctionner. Une partie de la réponse se trouve dans le “droit à la proximité” et l’accès prioritaire au logement social pour cette partie de la population. Enfin, les temps scolaires doivent être repensés, pour mieux correspondre aux temps de travail des parents. A l’heure où 50% des gens ne vivent pas dans leur département de naissance, il n’est plus aussi facile de laisser les enfants aux grands-parents le mercredi et pendant les vacances, et tout le monde n’a pas les moyens de payer une garde d’enfants.

Notre société connaît donc des mutations profondes et le travail doit être repensé dans ce cadre : à nous tous de relever ce défi collectif !

 

> Jean Viard est sociologue, directeur de recherches associé CNRS au CEVIPOF, centre de recherches politiques de Sciences Po. Titulaire d’un diplôme d’études supérieures en économie (Aix-en-Provence) et d’un doctorat en sociologie de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, ses domaines de spécialisation sont les temps sociaux (vacances, 35 heures), mais aussi l’espace (aménagement, questions agricoles) et la politique.

Conférencier, il intervient régulièrement dans la presse écrite et audiovisuelle et a également des activités de conseil aux entreprises et aux collectivités territoriales.

Il dirige une collection aux Éditions de l’Aube à La Tour-d’Aigues (Vaucluse), dont il est le fondateur avec Marion Hennebert. Auteur, son dernier ouvrage Un juste regard vient de paraître à l’Aube le 6 janvier 2023. Il a aussi récemment publié L’implosion démocratique (l’Aube avril 2019), Un nouvel âge jeune (l’Aube octobre 2019), Le sacre de la terre, avec Michel Marié et Bertrand Hervieu (l’Aube janvier 2020), La page blanche (l’Aube août 2020), Triomphe d’une utopie (nouvelle édition l’Aube mai 21), La France telle que je la vois (L’Aube mars 2022), L’an Zéro du tourisme, avec David Médioni (l’Aube, juin 2022), La révolution que l’on attendait est arrivée (passage en poche l’Aube octobre 2022). 

 

> A lire également sur le site de la Fondation Travailler autrement : Travail ou loisir : faut-il choisir ?Quel équilibre des temps de vie pour les travailleurs indépendants ?, Les métiers du loisir : notre temps libre, leur temps de travail