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Métiers de la main et métiers intellectuels : une opposition dépassée ?

Différences de diplômes, de revenus, de charge de travail, parfois de reconnaissance sociale… Les métiers manuels et les métiers dits “intellectuels” sont souvent présentés comme opposés, reflétant une vision binaire du monde du travail. Pourtant, la crise du Covid a mis en lumière ces métiers de la main, considérés comme porteurs de sens et souvent comme métiers “passion”, qui ont notamment attiré des cadres de bureau en mal de motivation. A présent, l’enjeu est de faire entrer dans les mœurs, notamment via l’école, l’idée que les métiers manuels ne sont pas de simples alternatives, mais qu’ils sont de véritables choix de carrière porteurs de savoir-faire, d’excellence et de soin.

La reconversion : angle d’attaque pour (re)découvrir les métiers manuels ?

Les métiers manuels (charpentier, jardinier, coiffeur, mécanicien, peintre en bâtiment, plumassier, doreuse, ferronnier, bijoutier, etc), sont souvent abordés sous l’angle de la reconversion professionnelle. Depuis la pandémie, les exemples de cadres quittant des emplois qualifiés mais jugés comme des “bullshit jobs” pour des métiers manuels se multiplient. Des DRH sont ainsi devenus fleuristes, des ingénieurs ont pris le chemin des fourneaux de cuisine, des consultants travaillent à présent le bois, … Tous témoignent d’une volonté de retrouver un sentiment d’accomplissement tangible, un travail au cœur de la création et la production, et aux résultats visibles directement. Leur nouvelle activité professionnelle est, selon eux, à l’inverse de leurs anciens emplois jugés parfois déconnectés, et permet davantage de liberté et d’indépendance (beaucoup sont à leur compte). Luc Lesénécal, président de l’Institut pour les Savoir-Faire Français (ancien Institut National des Métiers d’Art), observe que “de plus en plus de jeunes et de personnes aspirent à s’orienter et se reconvertir vers des métiers concrets, porteurs de sens et de valeurs”, notant ainsi  un “retour à l’authenticité”.

D’après un sondage OpinionWay pour l’Atelier des chefs, 37% des Français sont attirés par une reconversion professionnelle vers un métier manuel ou d’artisanat. Parmi eux, 51% ont moins de 35 ans. L’étude rapporte par ailleurs que la raison principale de la reconversion serait “la fierté de faire soi-même, de produire avec ses mains”, pour 30% d’entre eux, devant l’ennui du métier actuel (25%), l’indépendance (24%), la passion (24%), mais aussi l’envie de voir la finalité de ce qu’on produit, de se déconnecter d’une vie de salarié, ou encore le sentiment d’utilité. Selon Laurence Decréau, sociologue et autrice de L’élégance de la clé de douze, Enquête sur ces intellectuels devenus artisans, paru en 2015, “on retrouve toujours dans leur discours un éloge du beau geste, une fierté du travail bien fait. Que ce travail consiste à réaliser une jolie poterie ou à souder un tuyau d’évier n’a à cet égard que peu d’importance”. Loin d’une carrière entamée par défaut, ces métiers sont au cœur d’une volonté d’avoir un travail plus proche de leurs valeurs et où le sentiment d’accomplissement concret est présent.

 L’intelligence de la main : bien plus qu’un savoir-faire physique

L’opposition entre les professions « manuelles » et les professions « intellectuelles » date de la fin du XIXe siècle avec le développement de l’industrie, et du début du XXe siècle avec la division du Travail imaginée par Taylor, qui a rendu impossible la prise en charge totale des tâches nécessaires à l’élaboration d’un produit par une seule personne. Concepteur d’un côté, faiseur de l’autre. Il est donc facile aujourd’hui de tomber dans le cliché selon lequel les métiers manuels n’exigent qu’un savoir-faire physique et excluent l’intellect.

Pourtant, déjà, pour beaucoup de ces métiers, il est nécessaire de se mettre à son compte, et cela ne peut se faire sans avoir la fibre entrepreneuriale, savoir gérer un budget, et se constituer un réseau. Ainsi, les personnes reconverties, alors qu’elles aspirent en général à changer du tout au tout de carrière, se verront réutiliser leurs compétences acquises dans leur emploi précédent : une ancienne chargée de marketing qui devient créatrice de bijoux aura plus de facilité à valoriser ses produits qu’une personne dont c’est le travail initial, tout comme un carreleur à son compte utilisera sa connaissance de la finance pour prévoir son budget.

De plus, concrètement, la réalité démontre que ces métiers nécessitent une véritable “intelligence de la main” : il faut savoir réfléchir en action, résoudre des problèmes, adapter ses gestes, mais aussi connaître des processus et des techniques, ainsi que la complexité des matériaux utilisés. Une ébéniste par exemple doit connaître les nuances de température et d’humidité qui peuvent influencer ses créations, tout comme un plombier ne peut travailler sans une compréhension approfondie des systèmes hydrauliques et une bonne capacité d’analyse de la configuration des installations, là où un fleuriste doit savoir anticiper la réaction de différentes espèces de fleurs au contact d’une source de chaleur, et être doté d’une grande sensibilité pour saisir le message du client et transposer cette idée dans une composition. Tiphaine Chouillet, fondatrice d’un studio d’innovation des savoir-faire, s’interroge dans Maddyness : “Je ne comprends pas ce clivage, un artisan fait fonctionner sa tête tout le temps. Ceux qui réussissent mettent vraiment du jus de cerveau dans leur métier : la fabrication d’un produit est le résultat d’un savoir-faire acquis”. Tous ces métiers nécessitent donc une bonne intuition, qui s’améliore au fil de l’expérience.

L’école : un levier indispensable pour revaloriser les métiers manuels

Pour promouvoir les métiers manuels comme une voie professionnelle aussi méritante et valoriser que les métiers intellectuels, le système éducatif joue un rôle crucial. “Les études montrent que les élèves de collège, au moment où se forment les premiers vœux d’orientation – notamment aux métiers manuels, connaissent rarement plus de dix métiers différents”, selon Luc Lesénécal. De fait, en France, on a parfois tendance à valoriser les cursus “intellectuels” et délaisser les activités manuelles, réservées aux élèves en situation d’échec scolaire. “Malgré de nombreuses tentatives, notre pays semble avoir une difficulté à reconnaître l’intelligence des métiers manuels des gens qui nous nourrissent, fabriquent nos maisons, nos ponts, nos machines et embellissent nos vies” – disait déja Jean-Louis Fréchin, designer et architecte français, dans une chronique des Echos en 2015.

Cette vision évolue cependant et les initiatives de valorisation des métiers manuels, intégrant davantage de formations pratiques et de spécialités manuelles, voient le jour. Les écoles spécialisées comme l’école Gustave ou l’Institut de Tramayes insistent notamment sur les compétences transverses des futurs travailleurs manuels pour fluidifier leurs évolutions professionnelles. Dans ce sens, les stages et les apprentissages sont essentiels pour faire connaître ces métiers et faire naître des vocations. L’enseignement technique et artisanal, loin d’être une voie de garage, peut et doit devenir un choix assumé et reconnu. Pour cela, il en va également de notre responsabilité collective de reconnaître ces professions à leur juste valeur. D’après Tiphaine Chouillet, “c’est la dernière barrière qu’il faut lever : un jeune, pour qui le regard d’un parent compte autant, sera-t-il soutenu s’il préfère se lancer dans la menuiserie plutôt que dans une école de commerce ?”.

Notre quotidien collectif a autant besoin d’ingénieurs, d’infirmières ou d’instituteurs, que de cordonniers, carreleurs ou tailleurs. Il nous appartient à tous de transcender les clichés et d’imaginer ensemble les métiers qui conviennent à chacun.

> A lire également sur le site de la Fondation Travailler autrement : 4 questions à… Luc Lesénécal, Président de l’Institut pour les Savoir-Faire Français, Transmission du savoir-faire artisanal : les métiers d’hier au service des enjeux de demain