Travailleurs invisibles : un temps de travail contraint lié aux évolutions des exigences de notre société
Dans l’ombre des applaudis de 20h, les travailleurs de la deuxième ligne ont eux aussi permis au pays de continuer à tourner pendant la crise sanitaire. Cette mobilisation exceptionnelle a révélé le paradoxe entre leur utilité à la cohésion sociale et à la continuité nationale, et le manque de reconnaissance qui leur est accordée. Le rapport de Christine Erhel et Sophie Moreau-Follenfant sur les travailleurs de la deuxième ligne permet de révéler leurs caractéristiques communes malgré leurs métiers divers. Il met notamment en lumière leur temps de travail contraint et contraignant.
Optimiser un temps de travail contraint
Les travailleurs de la deuxième ligne sont principalement des salariés provenant des secteurs de l’agriculture, du BTP, de l’industrie et des services.
Si les métiers du bâtiment présentent des horaires de travail assez standards, les secteurs de l’agriculture, de l’industrie et des services sont à l’inverse souvent soumis à des horaires atypiques : travail de nuit, travail morcelé, travail flexible selon des amplitudes de journée variables, travail le week-end et les jours fériés, astreinte, etc… Un tel aménagement du temps de travail complique la conciliation vie professionnelle – vie personnelle.
Par ailleurs, certains corps de métiers sont d’autant plus contraints que l’aménagement du temps de travail y est imprévisible. Cette imprévisibilité est synonyme d’une flexibilité forcée du côté du travailleur qui doit s’adapter à l’irruption ou à la suppression d’une mission dans un laps de temps très court : c’est par exemple le cas des coursiers et des livreurs. Or, cette flexibilité professionnelle se répercute sur l’incapacité à aménager son temps personnel.
Pour régler la question centrale de la flexibilité, il faut l’articuler avec celle de la prévisibilité : le travailleur doit pouvoir bénéficier de plus de souplesse dans l’organisation de son propre temps de travail tout en prenant en compte les impératifs de son métier et de son employeur.
Entre besoin d’immédiateté et de continuité, quelles solutions pour ces métiers ?
Toutefois, les impératifs d’immédiateté liés à l’évolution de la société et de continuité indispensable dans certains secteurs d’activité empêchent la possibilité d’organiser le temps de travail de sorte à ce qu’il soit suffisamment flexible et prévisible. Or les métiers du service ne peuvent pas s’affranchir de ces contraintes : les entreprises fondent leur système concurrentiel sur leur capacité à proposer à leurs clients l’offre la plus flexible et la plus immédiate possible. La possibilité de programmer ou d’annuler la mission d’une femme de ménage 24h à l’avance garantit au client une flexibilité mais est une réelle contrainte dans la vie personnelle de la prestataire. Les métiers de la continuité y sont tout autant liés car c’est l’essence même de leur mission : c’est le cas dans le secteur de la santé ou de la maintenance par exemple.
Par ailleurs, l’organisation même de notre modèle social fait partie de ce problème d’aménagement du temps de travail. Le modèle des 5 jours travaillés par semaine ponctué de périodes de longues vacances scolaires peut placer ces travailleurs dans une impasse économique et psychologique. Or, une fois de plus, la refonte de ce modèle n’est pas à l’ordre du jour.
Certaines solutions peuvent toutefois être envisagées pour compenser ce manque de flexibilité et cette imprévisibilité du temps de travail. Par exemple, la création d’un compte épargne-temps pourrait garantir aux travailleurs une contrepartie à cette pénibilité, en leur accordant des temps libres plus longs et mieux choisis. Or pour les travailleurs les plus précaires, le risque serait de voir ce temps libre comme une opportunité de pouvoir exercer une activité non-déclarée en complément de revenus, ce qui s’avèrerait contre-productif. En effet, la question du temps de travail est indissociable de celle du salaire. Le temps plein bénéficie d’un vrai succès car il est synonyme de meilleure rémunération. Le temps partiel n’est donc pas une solution à envisager dans le cadre d’une plus grande flexibilité, d’autant plus qu’il est très souvent subi. La voie royale pourrait être l’instauration de la semaine de 4 jours, pour un même temps de travail, un même salaire, et plus de temps libre. Cela impliquerait une coordination entre tous les collaborateurs, voire même un effort de recrutement pour les entreprises afin d’assurer toutes les missions à effectuer.
Enfin, au-delà de la question du temps de travail stricto sensu, cette évolution relève aussi de choix de société et d’exigences individuelles : est-ce bien utile de se faire livrer un bien de consommation en 24h ? Peut-on se passer d’un service express non vital ? Est-il envisageable que les entreprises programment mieux leurs services de propreté ? Autant d’illustrations de nos modes de vie qui ont des répercussions concrètes sur “les invisibles”.