Patrick Levy-Waitz : « Les cadres français ont un puissant désir d’autonomie »
Comme chaque année, la Fondation Travailler Autrement dévoile son baromètre annuel sur les tendances du marché de l’emploi en France. Réalisé pour la Fondation par Taddeo et TNS Sofres fin 2015, Il s’agit d’une enquête réalisée auprès de 500 cadres du secteur privé, issus de divers horizons (domaines d’activités, régions, sexes, âges…). Patrick Levy-Waitz, le président de la Fondation, en tire les principaux enseignements.
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Qu’est-ce qui vous frappe le plus à la lecture du Baromètre ?
Patrick Levy-Waitz : J’en retiens la lucidité des travailleurs français, et notamment des cadres, sur l’évolution du marché du travail. Dans les mesures nécessaires pour faire baisser le chômage, ils choisissent en premier ces deux solutions : abaisser le coût du travail (51 % des sondés) et inventer des formes de travail plus souples adaptées aux cycles de vie des entreprises. Les autres items liés notamment au code du travail, sur lequel se concentre actuellement le débat public, ne viennent que bien après, aux alentours de 10 %.
Cette lucidité ne prive pas les cadres d’une certaine satisfaction, éloignée de l’image noire que dressent souvent les médias des cadres sont en effet 88 % à se définir comme satisfaits de leur travail. Le chiffre est en augmentation de 1 point par rapport à 2014 et de 4 points par rapport à 2013. Dans les détails, 13 % des salariés sont extrêmement satisfaits de leur travail, 32 % sont très satisfaits et 43 % sont satisfaits.
Comment expliquez-vous la notoriété croissante des nouvelles formes d’emploi, plus particulièrement les SCOP, le travail par mission et le portage salarial ?
Cela s’explique par un puissant désir d’autonomie, qui prend toujours plus d’importance dans l’esprit des cadres, et par le besoin de gérer l’équilibre entre vie personnelle et professionnelle. La vie professionnelle « envahit » la vie personnelle et les salariés ont du mal à déconnecter du travail lorsqu’ils sont chez eux : 61 % consultent leurs emails professionnels pendant les week-ends, 47 % téléphonent pour des raisons professionnelles pendant leurs vacances, 45 % retravaillent le soir sur des dossiers professionnels depuis chez eux. Au sein des entreprises, les modes de travail évoluent aussi rapidement. Ainsi, le télétravail connaît une croissance importante. C’est donc logiquement que les cadres témoignent d’un désir de souplesse, et c’est pourquoi l’opinion sur la notion de travail indépendant est extrêmement favorable. 82 % des cadres interrogés en ont une vision positive !
Cet attrait pour le travail indépendant résulte aussi d’une conviction croissante qu’un nouveau modèle économique est en train d’émerger, potentiellement créateur d’emplois. Ainsi, 46 % des Français jugent que les nouvelles entreprises digitales fondées sur l’économie du partage vont générer un nouveau système économique plutôt favorable à l’emploi contre 30 % d’un avis contraire.
Dans ce contexte, l’enjeu pour le marché du travail français sera de combiner ce désir d’indépendance dans le travail et de sécurité, ce qui explique certainement l’intérêt croissant pour le portage salarial. En effet, le portage salarial connaît une notoriété et un intérêt croissants. Alors qu’ils étaient seulement 42 % à le connaitre en 2013, ils sont 60 % en 2015. Enfin, 86 % des cadres considèrent le portage salarial comme « très intéressant ou intéressant » dans le cadre d’une activité indépendante.
Dans ce baromètre, les cadres semblent bien avoir pris la mesure des transformations actuelles et à venir dans le monde du travail (marginalisation du CDI, transition professionnelles, pluriactivité…) Pensez-vous que la réforme sur le code du travail soit en adéquation avec ces évolutions?
Le paradoxe de cette réforme c’est qu’en 2015 et 2016, on a atteint un nombre record de rapports et d’études sur le travail – Combrexelle, Terra Nova, Institut Montaigne et bien d’autres. Malgré tout cela, cette réforme politique produit des mécontents, quel que soit le côté duquel on se place : du côté des employeurs, du côté des syndicats, du côté des jeunes.
Pourquoi ?
Parce que le point de départ de la réforme El Khomri est d’assouplir le marché du travail – ce que peu de gens aujourd’hui contestent – en ayant mené au départ une concertation large et sur une partie seulement des sujets abordés. Autant le débat fut important sur le rapport Combrexelle, autant le sujet sur le licenciement n’a été ajouté qu’avec le premier texte proposé par le gouvernement. Mais en fait, ce Baromètre pointe le paradoxe français par excellence : les Français sont demandeurs de plus de liberté et d’autonomie, et ont une aversion au risque qui reste extrêmement importante.
C’est la raison pour laquelle le portage salarial est l’une des formes d’emploi de demain, à condition qu’après la ratification de l’ordonnance, le marché se professionnalise encore et sache unir ses formes pour « l’imposer » dans le paysage économique français.
Mais précisément, la loi El Khomri innove avec la mise en place du CPA !
C’est exact, mais c’est devenu un sous-chapitre de la loi travail au lieu d’en être un pilier essentiel. La Fondation ITG Travailler Autrement avait fait des propositions très fortes pour bâtir un consensus sur la mise en place d’un statut de l’actif (devenu Compte Personnel d’Activité). Je le regrette personnellement tous les jours. Néanmoins, le CPA, quand il sera mis en œuvre, sera forcément l’ambition d’un nouveau modèle social français.
Les Français vous paraissent-ils lucides sur le monde du travail ?
Les Français à l’évidence, oui. Je crois que les femmes et hommes politiques aussi, mais la mutation est tellement profonde qu’il reste à inventer les solutions… Cela se voit dans le Baromètre, avec des chiffres très clairs. Pour 92 % des sondés, chacun connaîtra dans sa vie professionnelle plusieurs transitions et reconversions. Pour 87 % des sondés, chacun dans sa carrière expérimentera plusieurs statuts. Et enfin pour 72 % des sondés, le CDI ne sera plus la norme, un résultat en hausse par rapport au précédent Baromètre (65 %).
Comment sécuriser ces phases délicates de transitions entre les différentes formes et épisodes d’emploi ? Comment faciliter et sécuriser les reconversions professionnelles, qu’elles soient subies ou choisies ? Comment garantir à un salarié en pleine reconstruction de son avenir professionnel l’accès à un système de sécurité sociale adapté à cette période délicate ? Comment inciter les différentes institutions (écoles, entreprises, agences Pôle emploi, missions locales, collectivités territoriales, structures de formation, de portage, d’intérim, etc) à se coordonner pour qu’insertion et transition professionnelle ne riment plus avec précarité ? Si nous ne changeons pas nos façons de voir et de traiter cet enjeu, le modèle français risque de continuer sa dérive vers un système ne protégeant plus que les plus qualifiés.
Ce Baromètre et la démarche globale de notre Fondation doivent permettre d’ouvrir un débat sur ce véritable changement de paradigme. Pour qu’émergent enfin des propositions utiles aux travailleurs, il y a urgence à replacer au centre de nos préoccupations le débat sur le travail, le travail tel qu’il se vit.