Makespace. LaurieJ/Visual Hunt , CC BY
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Les tiers lieux 2.0, une nouvelle façon d’appréhender le monde ?

Pourquoi parle-t-on de tiers lieux ? Dans le premier chapitre de son ouvrage The Great Good Place, paru en 1989 le sociologue américain Ray Oldenburg souligne ce qu’il nomme le « problème de lieux » aux États-Unis (« problem of place in America ») ; la vie des Américains est fragmentée et partagée entre le lieu de travail (second place) et celui de résidence (first place). The Conversation Il n’existe pas de lieux intermédiaires, des lieux de socialisation informelle permettant de vivre en communauté. Ceci a, selon Oldenburg, des répercussions sur la démocratie mais aussi la santé publique et la productivité des travailleurs américains.

Les tiers lieux : de quoi parle-t-on ?

Il manque donc un lieu informel d’exercice de vie publique à savoir un lieu se situant entre le lieu de travail et celui de résidence, un troisième lieu, un tiers lieu (third place). Pour Oldenburg, le tiers lieu prend, par exemple, la forme du café en France. C’est le lieu de l’exercice d’une vie publique à l’instar de l’agora athénienne.

Selon le même auteur, le tiers lieu a plusieurs caractéristiques remarquables : c’est un terrain neutre (ni chez soi, ni chez quelqu’un d’autre) qui égalise les statuts sociaux et où l’activité principale est la conversation.

Le tiers lieu se doit d’être facile d’accès. Le tiers lieu n’existe vraiment que par ses habitués. Ainsi, le tiers lieu attire plus par ceux qui le fréquentent que par ses qualités intrinsèques d’autant que ce lieu garde une apparence plutôt simple ; ni le lieu, ni les habitués ne cherchent à se distinguer.

Quoi qu’il en soi l’ambiance générale est plutôt joyeuse et conviviale notamment par opposition à l’ambiance au travail. En définitive le tiers lieu est une maison loin de la maison (a home away from home) où l’on peut être soi-même.

Oldenburg dresse une liste de tiers lieux dès le titre de son ouvrage : The Great Good Place : Cafes, Coffee Shops, Bookstores, Bars, Hair Salons and Other Hangouts at the Heart of a Community.

Tous ces lieux contribueraient à revivifier les communautés, à dynamiser la vie politique, à contrebalancer le délitement des liens sociaux. Ils seraient un lieu d’expression de la démocratie, un espace public où les idées peuvent circuler librement.

Makers.

De nouveaux tiers lieux à l’ère du numérique ?

L’espace public a trouvé une nouvelle dimension à l’ère numérique notamment à travers les réseaux sociaux. Pour autant l’importance de la dimension physique des tiers lieux n’a pas disparu. Dans la lignée du mouvement des makers des fabrication laboratories (fab labs) ont vu le jour inspirés par le cours du professeur du Massachusetts Institute of Technology (MIT) Neil Gershenfeld : How to Make (Almost) Anything.

En France, le wiki des fab labs, en répertorie 99, un record mondial. Un fab lab se doit de respecter quatre critères définis par la FabFoundation : accessibilité, adhésion à la charte des fab labs (du MIT), mise à disposition de machines (découpeuse laser, imprimante 3D, etc.) et contribution au réseau international des fab labs.

Makerspace, hackerspace, hacklab sont des appellations qui renvoient à des réalités voisines (mise à disposition de matériel, fonctionnement sur un principe de communauté de pratiques, éthique valorisant la liberté d’accès, la collaboration, l’autonomie, la solidarité). Les hackerspaces sont plutôt orientés vers le partage de ressources et de savoirs liés à l’informatique (software et/ou hardware).

Le wiki des hackerspaces recense plus de 1 271 hackerspaces actifs dans le monde. Quant aux espaces de coworking qui rompent l’isolement du travailleur indépendant naissent à San Francisco en 2005. Le site coworking.com souligne les valeurs du mouvement coworking : community, openness, collaboration, sustainability, et accessibility. Toujours selon ce site plus de 10 000 espaces de coworking sont répertoriés dans le monde.

Ces différents lieux partagent les spécificités qui caractérisent les tiers lieux selon l’approche d’Oldenburg (accessibilité, convivialité, égalitarisme, discussion). Ces spécificités ne peuvent être rencontrés, comme il se doit, ni dans le lieu de résidence, ni dans le lieu de travail.

Pourtant les personnes travaillent dans ces nouveaux tiers lieux. Mais l’on ne fait pas que travailler, on se forme, à la programmation dans les hackerspaces, à l’utilisation de nouvelles machines (découpeuse laser, imprimante 3D) dans les fab labs et à beaucoup d’autres choses car la démarche d’apprentissage est au cœur de ces nouveaux tiers lieux comme elle était au cœur du premier fab lab du MIT.

L’apprentissage entre égaux suppose la collaboration. Cette dernière est facilitée par la structuration de communautés (d’usagers, de coworkers, d’adhérents, etc.). Se côtoyer ne suffit pas, encore faut-il adhérer à un minimum de valeurs communes que certains qualifient de « californiennes » (méritocratie, liberté d’entreprendre, liberté d’accès) et d’autres comme relevant d’une éthique de hacker/maker (décrite par Michel Lallement, dans l’Age du faire, 2015).

On forme ainsi des communautés réunies par une volonté plus ou moins exprimée d’expérimenter, de tester, de bricoler (selon la formule de Claude Lévi-Strauss tirée de La Pensée sauvage) de nouvelles façons de faire. Dans le développement de logiciel on dirait « forker » c’est-à-dire de prendre un chemin de traverse (de ce nouvel embranchement naît une fourche – fork en anglais). Dans le langage usuel, on parlerait plutôt d’innover.

Des tiers-lieux 2.0 ?

Internet a profondément changé les tiers-lieux. Le Web 1.0 était une collection de pages interconnectées sur Internet qu’il était possible uniquement de lire. Le Web 2.0 a tout changé. Les évolutions techniques ont permis aux utilisateurs-lecteurs de devenir producteurs de contenu (d’être proactif), de former des communautés et de collaborer. La proactivité (l’autonomie), la construction de communautés et la collaboration semblent être aujourd’hui la norme dans ces nouveaux tiers lieux, que l’on peut qualifier de « 2.0 ». Côtoyer ces tiers lieux 2.0 ouvre des perspectives.

Ni tout à fait chez soi, ni tout à fait un lieu de travail (traditionnel). Un entre-deux qui reflète la manière dont la conception du travail change chez des travailleurs dont la matière première à utiliser/transformer est avant tout le savoir et qui sont, qui plus est, souvent natifs du monde numérique (digital native). Ces travailleurs ne peuvent plus se satisfaire des formes organisationnelles héritées du taylorisme.

Quoi de mieux alors que des organisations qui fonctionnent comme des espaces de rencontre, de mise en réseau et dont les valeurs croisent celles des tiers lieux canoniques (espace d’expression démocratique) avec celles de l’éthique hacker (méritocratie, liberté, confiance, coopération, réciprocité, collaboration, ouverture, autonomie, responsabilité). Nous retrouvons ici une approche de l’organisation qui se centre sur les individus et en particulier leur liberté, leur responsabilité, leur bien être au travail et ce, dans une ambiance joyeuse où l’on peut être soi-même.

Tout n’est sans doute pas parfait dans les tiers-lieux 2.0. Ils ne révolutionnent pas de fond en comble notre manière de penser. Ils sont juste les témoins actifs de changements de société et nous permettent d’ancrer physiquement nos questionnements en matière d’apprentissage et d’éducation, d’avenir du travail, de management des organisations ou même d’exercice de la politique.

Ils font, en tout cas, l’objet d’une attention croissante des chercheurs qui les voient pour ce qu’ils sont, un très convivial et très puissant laboratoire d’idées.

Pour en savoir plus sur ces travaux et réflexions, nous vous invitons à lire la note de synthèse publiée par le groupe RGCS sur ce sujet, « Nouvelles pratiques de travail : la fin du clivage salariat-entrepreneuriat ? » ainsi que l’article « Que peut-on apprendre des tiers lieux 2.0 ? ».

David Vallat, Maître de conférences en économie, Université Claude Bernard Lyon 1

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Également à lire sur le site de la Fondation Travailler autrement : Article de revue : « Co-working in the city » (Tim Butcher, 2012)