Coopération au travail : la machine à café ne fait pas tout !
A-t-on réellement tiré toutes les leçons du télétravail « sanitaire » ? Malgré 18 mois d’expérimentation, les questions sur le travail à distance ne sont pas encore tranchées. Les représentations des employeurs, qui assimilaient plus le télétravail « à la télé qu’au travail », ont certes beaucoup changé. Mais de nombreuses idées reçues persistent. Parmi elles, celle d’une coopération qui serait plus performante sur site qu’à distance, justifiant pour nombre d’employeurs le retour au bureau dans l’espoir de retrouver les pouvoirs magiques de la machine à café. Par Suzy Canivenc, Mines ParisTech
En juin 2020, un sondage de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH) et du Boston Consulting Group (BCG) révélait ainsi que, en France, plus d’un DRH sur deux redoutait une moindre créativité dans l’entreprise. De même, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les « clusters » de type Silicon Valley, déclinés en France en pôles de compétitivité, « semblent clairement indiquer que partager le même espace physique est essentiel pour l’innovation ».
Les recherches menées sur le travail à distance conduisent pourtant à des constats bien différents, et souvent contre-intuitifs. Nous les avons répertoriées dans l’ouvrage Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ?, dont l’enjeu est précisément de tordre le cou à quelques préjugés qui entachent encore notre représentation du travail à distance.
Co-présence et coopération, la confusion
Une étude réalisée il y a plus de 10 ans auprès de 80 équipes de développement de logiciels réparties dans 28 laboratoires du monde entier a par exemple abouti à des résultats étonnants : les équipes situées dans un même bâtiment, mais à des étages différents, se révèlent moins performantes que les équipes dispersées dans une même ville, un même pays ou un même continent. Quant aux équipes localisées à un même étage, elles ne font guère mieux que celles dispersées dans un pays.
Selon les auteurs, cet étonnant constat trouve une explication simple : les équipes situées à un même étage ou dans un même bâtiment sous-estiment souvent les obstacles à la communication et à la collaboration, comme si la co-présence suffisait à assurer une harmonieuse coopération. Au contraire, les équipes dispersées sont beaucoup plus conscientes de ces obstacles et y remédient grâce à des processus structurés tant au niveau organisationnel (organisation et suivi des tâches, communication formelle) que socio-affectif (entraide et cohésion, communication informelle).
Bref, la coopération ne s’opère pas de manière magique par la simple présence physique, et les échanges informels à la machine à café ne suffiront pas à la garantir : d’autres mécanismes doivent être pensés pour la susciter et la maintenir dans la durée.
La présence ne garantit pas le lien social
La coopération à distance paraît donc tout à fait possible à deux conditions : structurer l’organisation du travail collectif et maintenir la cohésion du collectif de travail. Si la première renvoie aux compétences traditionnelles du manager, la seconde représente un défi que beaucoup semblent juger impossible à relever sans le concours de la machine à café, qui semble avoir volé la vedette au baby-foot.
Dans un groupe de réflexion mis en place par la Chaire Futurs de l’industrie et du travail de Mines ParisTech, un manager de proximité regrettait ainsi l’avant-crise :
« Avant, les gens se racontaient leurs petites histoires en tête-à-tête près de la machine à café ».
Pourtant, plusieurs recherches indiquent que la co-présence physique ne garantit nullement la qualité et l’intensité du lien social, car le « manque de temps ou la focalisation sur la tâche de travail n’autorisent pas toujours l’échange d’informations informelles, personnelles ».
Inversement, la distance physique n’est pas antinomique avec le lien social, comme le souligne le témoignage de ce dirigeant d’une équipe de consultants, interrogé dans une étude menée en 2009 au Canada :
« Je dirige des employés qui se trouvent à Paris et avec qui j’ai l’impression d’être beaucoup plus proche que d’autres qui se trouvent, tout comme moi, à Montréal. Il y a même des collègues avec qui je travaille qui se trouvent dans le même édifice que moi, que je vois régulièrement, de qui j’ai l’impression d’être plus éloigné que de mes employés qui sont à l’étranger. Le fait que nous soyons sur deux continents ne m’empêche pas d’avoir le sentiment qu’il y a très peu de distance entre nous. Parce que nous sommes proches, ça devient facile de communiquer, de travailler en équipe, d’échanger des informations, de nous entraider, etc. »
En effet, être proche physiquement n’assure pas d’être automatiquement proche émotionnellement. Un voisin de palier exécrable en est souvent la preuve ! Et il en est de même au bureau, le télétravail permettant justement d’échapper aux situations conflictuelles et d’atténuer les divergences entre collègues.
La distance, facteur de proximité
La distance temporelle et géographique pourrait paradoxalement favoriser le développement d’une forme de proximité. Il semble donc tout à fait envisageable de creuser au travail une notion très fertile qui est la sociabilité numérique à distance. D’ailleurs, les fournisseurs de solutions informatiques ont communiqué des chiffres selon lesquels 52 % des personnes interrogées avaient constaté une amélioration de la collaboration pendant le premier confinement dans le monde, ou encore que 72 % des salariés français interrogés estimaient que leurs relations avec leurs collègues s’étaient améliorées.
Pourtant, au cours de ces 18 derniers mois, plutôt que des réviser des processus de travail parfois flous ou inefficients, les entreprises semblent s’être plutôt contentées de plaquer les routines propres au travail sur site dans le monde virtuel, en attendant que ça se termine. Ainsi en est-il des tunnels de visio censés reproduire les échanges face-à-face. Ces réunions virtuelles se sont révélées, sur le long terme, éreintantes, perturbant les tâches nécessitant une concentration individuelle, et donc, en bout de chaîne… la productivité des équipes.
Certes, les « synergies de la machine a café » restent précieuses pour la convivialité et la sérendipité, ces idées qui fusent dans la discussion, mais elles ne font pas tout. Actuellement, elles pourraient même se révéler un prétexte commode pour faire revenir les salariés au bureau et éviter ainsi aux entreprises de penser la révision des modes opératoires et des processus que l’adoption large du travail hybride suppose.
Suzy Canivenc, Chercheure associée à la Chaire Futurs de l’Industrie et du Travai, Mines ParisTech
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.