La justice sociale au XXIe siècle : modèle social accessible ou fabuleux ?
Cet ouvrage est la retranscription “augmentée” de la conférence d’ouverture d’Alain SUPIOT lors du Rendez-vous de l’Histoire de Blois consacré au Travail. Il aborde divers aspects de justice au travail comprise comme la “juste répartition du travail et de ses fruits”. Le livre est découpé en 3 parties : l’histoire de la justice au travail (p11-22), le mirage d’une justice spontanée (p.22-40) et les voies d’une juste division du travail au XXIe siècle (p.40-57). Sur quelle base est fondé l’ordre social actuel ? Et quelles sont les raisons de l’émergence d’une soif de justice ?
Le travail de la justice dans l’histoire
L’étude de l’Histoire de l’émergence de la justice au travail par l’auteur est source de deux enseignements primordiaux. Premièrement, il n’y a pas de paix durable sans justice sociale, motrice de la transformation des institutions car elle représente un gage de stabilité pour mener des politiques réalistes (garantir la sécurité et l’indépendance économique). Elle est une force historique dans la mesure où elle pousse à parvenir à des conciliations, compromis, négociations, etc., qui calment les contestations, conflits et autres désordres sociaux/injustices. Deuxièmement, la justice sociale se construit collectivement et permet de mettre fin à un régime de travail sans protection sociale ni syndicale. L’auteur reprend la métaphore du corps social décrite par le médecin Georges CANGUILHEM pour décrire la société et les divers processus et évolutions en son sein : division, fusion, homéostasie, régulation, etc. Cependant, le risque en régulant excessivement l’“organisme“ est d’altérer son fonctionnement naturel.
Finalement, l’auteur explique que pour établir une justice véritable, les citoyens doivent pouvoir se référer à une même loi, une même langue, un même juge reconnus dans des Déclarations internationales ou des Constitutions nationales pour rendre ces “vérités” intangibles, universelles et cohérentes. En l’occurrence, le nouvel Etat social qui émerge au XXe siècle œuvre au maintien d’un “système fiduciaire” (Paul VALERY, 1932*) qui remplit une “” (Henri BERGSON, 1988**), à savoir qu’il œuvre à imposer, via l’instauration d’axiomes et principes supposément sacrés, une représentation d’un système idéal en phase avec ses valeurs inscrites dans un ou plusieurs livre(s) dits sacré(s) comme une Constitution, une Convention internationale ou encore une Déclaration Universelle par exemple. Ainsi, il s’agit de convaincre la société entière de participer aux efforts de construction de ce monde fabulé. Les rapports de force sont de fait amoindris et certains principes et droits deviennent intangibles comme la liberté syndicale, le droit de grève ou encore la négociation collective entre autres. Cependant, ces représentations relativement spontanées au départ ont pris une tournure différente à la fin des Trente Glorieuses.
Le mirage d’une justice spontanée
Depuis le tournant néolibéral des années 1970-80, les gouvernements démocratiques sont plus que jamais dépendants des forces économiques, si bien que l’Etat social français et les espoirs d’une justice sociale pour tous s’effritent depuis la fin des Trente Glorieuses. Toutefois, l’Etat parvient à faire accepter aux citoyens que ce basculement vers « une conception purement managériale de la conduite des affaires humaines » résulte d’un ordre spontané et non d’une stratégie politico-économique consciente de libéralisation et de globalisation engagée depuis plus de 50 ans. Pour ce faire, d’abord, il s’agit de défendre au sein des jurisprudences européenne et internationale la primauté de la “foi en un ordre spontané du Marché“ sur les autres valeurs. Ensuite, la généralisation de la gouvernance par les nombres doit s’accélérer à tous les niveaux hiérarchiques et ainsi poursuivre l’étiolement des solidarités et de l’Etat social. Cette gouvernance est possible grâce à la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes mais aussi à l’établissement d’objectifs, indicateurs de performance, algorithmes, disciplines de production. Les services sont déshumanisés et submergés, notamment dans les domaines hospitalier et agricole. En finalité, l’auteur estime que la véritable justice sociale doit être basée sur la reconnaissance sur deux plans : la considération pour la qualité du travail et la gratitude pour le travailleur.
Les voies d’une juste division du travail au XXIe siècle
L’auteur cite les points de vue de MONTESQUIEU et ROUSSEAU concernant la justice sociale. Une démocratie politique perdure en garantissant la sécurité économique de ses citoyens. De nos jours, pour faire face aux enjeux technologiques et écologiques, la justice au travail doit avoir un contenu
Ce livre présente deux grandes qualités qui en justifient sa lecture :
- L’auteur délivre sa perception pluridisciplinaire et éclairée de nos sociétés contemporaines sur le déclin de l’Etat social ainsi que des droits et conditions des travailleurs qui ne cessent de se détériorer. Chaque argument s’appuie sur des travaux d’auteurs de tous horizons tels que Karl POLANYI (économiste), Simone WEIL (philosophe), Marcel MAUSS (anthropologue), Georges CANGUILHEM (médecin, biologiste) ou encore Friedrich HAYEK (économiste britannique), rendant cette courte lecture riche en contenu. Il utilise des exemples pertinents pour illustrer ses arguments : parallèle avec Victor L’Enfant Sauvage en accroche, symbolisme autour de la cérémonie des prix Nobel, conséquences de la crise Covid-19, ubérisation, citations percutantes de philosophes des Lumières, …. Il ne se contente pas de pointer les défauts, il apporte des pistes et éléments de réponses crédibles pour limiter les injustices et revaloriser le travail.
- Le contexte de publication du livre puisqu’il s’agit d’une adaptation de l’intervention de 90min de l’auteur de 2021. Nous disposons ainsi du support de la présentation de SUPIOT dont le style oral a été conservé. La syntaxe et les mots employés nous interpellent davantage par écrit et le déroulé de l’argumentaire est fluide et cohérent. Cependant, l’auteur défend une position, donc ce discours est explicitement à charge contre le technocratisme, la libéralisation des marchés et le fatalisme social (Gilbert SIMONDON). Il est relativement engagé en faveur de l’écologie, de la solidarité et d’un renforcement international de la protection des travailleurs.
L’auteur : Alain SUPIOT est professeur au Collège de France, membre de la Commission mondiale sur l’avenir du travail, titulaire de la chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités » et fondateur en 2008 de l’Institut d’études avancées de Nantes, dont il préside aujourd’hui le comité stratégique. Cette fondation reconnue d’utilité publique accueille conjointement en résidence scientifique des savants des pays du « Sud » et du « Nord ».
Ses travaux se sont principalement déployés sur deux terrains complémentaires : le droit social et la théorie du droit.
La citation (p.23) : « Les savants proclamaient à l’unisson que l’on avait découvert une science qui ne laissait pas le moindre doute sur les lois qui gouvernaient le monde des hommes. Ce fut sous l’autorité de ces lois que la compassion fut ôtée des cœurs et qu’une détermination stoïque à renoncer à la solidarité humaine au nom du plus grand bonheur du plus grand nombre acquit la dignité d’une religion séculière » (Karl POLANYI, 1944)
*Paul Valéry définit un système fiduciaire comme un ensemble d’axiomes, propres à chaque systèmes et référencés dans un « Livre sacré » au même titre que la Bible, le Coran…
**La fonction fabulatrice est une « faculté spéciale d’hallucination volontaire » permettant aux individus et aux entités publiques d’élaborer des fictions vitales qui, une fois atteintes, permettent un épanouissement idéal.
> Pour en savoir plus : l‘ouvrage d’Alain Supiot et la conférence de l’auteur du 8 octobre 2021
> Pour aller plus loin sur le site de la Fondation Travailler autrement : notre article sur le colloque 2019 du CERAS intitulé « Quel travail pour une transition écologique solidaire ? ».